Blog des auteurs de Zinédi

Billets d'humeur ou billets d'humour, chroniques, nouvelles, aphorismes, poèmes... par les auteures et auteurs des éditions Zinédi.

Martine Gasnier

Tigrou et le Père Noël

Par Le 21/12/2024

Conte de Noël de Martine Gasnier (décembre 2024)

Tigrou, le chat de gouttière au pelage couleur de chagrin, avait élu domicile dans le grenier d'une maison abandonnée au fond d'une impasse. Il y partageait son temps entre d'interminables siestes, la chasse aux souris et l'exploration des malles à souvenirs, laissées par des humains oublieux de leurs rêves. L'une d'elles contenait des livres qu'en d'autres temps des enfants sages avaient lu. Ils racontaient des histoires d'ogres et de loups, de fées et de lutins. Beaucoup parlaient aussi du miracle de Noël et Tigrou les lisait avec un intérêt tout particulier. La fête approchait, il le savait parce que, de sa lucarne, il apercevait la ville illuminée. Il songea que le temps était venu de rejoindre le monde pour célébrer, avec lui, une nuit d'espérance. Lorsque sonna l'heure, il se livra à une toilette minutieuse, vérifia l'état de son museau et celui de ses moustaches qu'il voulait débarrasser des toiles d'araignée colonisatrices. Puis il se regarda dans le miroir terni par la poussière et il se trouva beau. Aux cloches des églises, les carillons s'en donnaient à cœur joie. Il sortit.
Les rues de sa banlieue minable n'étaient que parcimonieusement éclairées et des ombres en profitaient pour tenir conciliabule au pied d'immeubles improbables. Quelque part, un coup de feu retentit, les conspirateurs s'enfuirent à coups de sifflets signalant le danger imminent. Tigrou, affolé, s'était mis à courir. Il traversa des carrefours, risqua de se faire écraser et se retrouva finalement dans la féerie des lumières. Après avoir repris ses esprits, il avisa une grande demeure cossue où sculptures et fer forgé, qui ornaient la façade, attestaient du statut social des occupants. Il s'approcha à pas de félin et regarda.
Sous les lustres ruisselant de cristaux, des silhouettes, un verre à la main, se livraient à un ballet d'une nonchalante aisance. C'était sans doute le charme discret de la bourgeoisie. Soudain, la porte s'ouvrit pour accueillir un couple qui transpirait la certitude de son élégance, Tigrou en profita pour se faufiler. Il parvint dans une antichambre qui servait aussi de vestiaire et remarqua les nombreux manteaux de fourrure accrochés à des cintres comme autant de dépouilles. La panique s'empara de lui. Il chercha, mais en vain, à faire demi-tour. À ce moment, un chat siamois, le poil hérissé et miaulant de colère surgit. Le visiteur inattendu s'inclina avec déférence mais l'autre le prévint que jamais inconnu ne s’immiscerait dans sa vie. Quelques amis, triés sur le volet, suffisaient à son bonheur. Les maîtres, eux-mêmes, ne recevaient que des habitués, à jour fixe pour ne pas dérégler le temps. Là-dessus, il poussa sans ménagement l'importun vers la sortie.
Dehors, les premiers flocons de neige voltigeaient dans l'air immobile et Tigrou, les yeux remplis de larmes, doutait des contes de Noël. Les écrivains étaient des menteurs. À peine remarqua-t-il un vieil homme à barbe blanche, tenant un enfant par la main, qui s'approchait de lui, un bon sourire sur les lèvres. Il se sentit soulevé avec douceur, enveloppé dans une couverture étoilée et emporté dans les bras amis. Bercé par la chaleur et le rythme de la marche, il s'endormit. Quand il se réveilla, des visages joyeux se penchaient sur lui. On lui avait préparé un panier moelleux et une assiette de poisson. Il réveillonna, reçut tant de caresses qu'il en fut un peu étourdi. Le grenier et la solitude étaient loin derrière lui. Devenu prince en sa famille, il y vécut des jours heureux et écrivit, à chaque Noël, un conte pour les chats tristes.

Photo 2

Conte de Noël de Martine Gasnier

Par Le 17/12/2023

Ce Noël d’une année sans date, César, le roi-lion à l’insigne sagesse, a fait battre tambour pour prévenir ses sujets de l’arrivée d'une horde de chats errants, tambourinant aux portes du royaume. Il a demandé qu’en ces temps où l’on célébrait la naissance du Sauveur, le meilleur accueil fût réservé à ces damnés de la terre. On écouta, incrédule, la demande du vieux monarque.
Depuis des lustres on luttait, souvent en vain, pour établir la concorde entre les gloussements des gallinacés, les rugissements des grands félins et le chant des oiseaux musiciens. Les chiens de garde du palais montraient parfois les crocs et quelques morsures distribuées à tort et à travers déclenchaient la colère de groupes incontrôlés qui saccageaient tanières et enclos résidentiels.
Les fauteurs de trouble se nommaient Raminagrobis, Mistigri ou Grippeminaud. Tous anarchistes. Qu’allait-on faire de nouveaux citoyens de seconde zone ? La polémique enflait et, dans les rues de la capitale, tous ceux qui pouvaient se prévaloir d’un pedigree organisèrent des manifestations aux slogans ressuscités d’un passé nauséabond. Les conseillers de César eux-mêmes se montraient divisés mais avec une prudence teintée de lâcheté. Ils finiraient toujours par se rallier au pouvoir. Le souverain le savait et s’en amusait secrètement.
L’attente planait sur le réveillon désormais imminent. C’est alors que sur les remparts les trompettes retentirent et que l’on vit s’avancer un long cortège de chats sans grade, rescapés de la barbarie humaine ou de guerres intestines pour un arpent de territoire. Leur nombreuse progéniture, éblouie par les lumières de la fête, miaulait d’étonnement et d’espoir. En voyant passer ce troupeau d’éclopés, beaucoup malgré leur a priori succombèrent à la pitié et les portes des maisons s’ouvrirent pour eux. On n’eut à déplorer aucun incident et César, cette nuit-là, vécut la plus belle aventure de sa longue carrière royale.

Martine Gasnier, décembre 2023

Le metier de tailleur de pierre

Hommage à un cousin

Par Le 24/12/2021

Par une nuit de décembre, alors que les ténèbres enveloppaient la terre, tu es parti en voyage pour des contrées inexplorées. Ce que tu y as découvert, nous ne le savons pas. Mais nous imaginons que tu as retrouvé ceux que, avec affection, nous appelions tata Zizou et tonton Henri, tes parents et, qu’ensemble, vous avez commencé d’élaborer un plan dans l’au-delà pour retrouver un coin de paradis perdu baptisé « Les Ollietoux » bien loin des vanités mondaines où l’on avait conscience, si proches des grottes de Lascaux, que nous n’étions que les maillons d’une histoire multimillénaire.
Le metier de tailleur de pierreMaçon et tailleur de pierre, tu protégeais à ta façon un patrimoine que tu aimais, n’hésitant pas à blâmer ceux qui, oublieux des bonnes règles le dénaturaient. Dépositaire de l’héritage de ce beau Périgord, si riche d’un art de vivre tu veillais sur lui comme seuls savent le faire les enfants du peuple, par des gestes quotidiens, insignifiants pour le béotien mais, ô combien symboliques pour les initiés. Le rite du chabrot que nous partagions avec toi était, pour nous Normands, un vrai moment de communion païenne. Et lorsqu’après un festin estival opulent, les hommes allaient s’asseoir près du ruisseau, à l’ombre du tamaris, le temps était comme suspendu. Tu regardais la forêt en songeant au privilège qui était le tien : tu vivais dans le berceau de l’Humanité.
Nous ne voulons pas admettre que tu en as été chassé. En fermant les yeux, et en y croyant fort, le passé renaît toujours. Le cœur défie la mort et rien n’effacera pour nous le souvenir des moments merveilleux passés avec toi.
Les quatre cousins normands
Martine et Christian, Céline et Max
© Martine Gasnier (19/12/2021)

 

Martine Gasnier

Conte de Noël de Martine Gasnier

Par Le 24/12/2021

La nouvelle s’était répandue dans le pays : les jouets manqueraient à Noël. Les journaux télévisés en firent leurs titres et la frénésie s’empara des parents. À peine avait-on célébré la fête des défunts que les temples de la consommation alignaient sur les rayons les cargaisons de super-héros et de fées en tout genre débarqués de l’Empire du Milieu. On encourageait les enfants à écrire dès maintenant Boite lettres pere noelleur lettre au Père Noël. Comme ils avaient, eux aussi, cédé à la panique ils dressaient d’interminables listes censées leur garantir l’essentiel. Les petites filles cédaient à leur nature et commandaient, en dépit des avis d’experts patentés, tout ce qui ferait d’elles, plus tard, des épouses et des mères exemplaires. Les petits garçons eux, s’engageaient sur la voie de la lutte effrénée pour le pouvoir au travers de jeux où donner la mort n’était qu’une occupation parmi d’autres. Les plus grands privilégiaient les téléphones multi-services qui leur fourniraient des amis virtuels dont ils ne sauraient jamais rien. Le baromètre économique était au beau fixe.

père Noël en traineauMais là-haut, dans une contrée où l’on parcourt les déserts glacés en traîneaux attelés de rennes multimillénaires, le Père Noël s’inquiétait. Les lutins messagers lui apportaient, chaque jour, des sacs de courrier en un ballet incessant qui lui donnait le tournis. Au début, il avait cru pouvoir faire face. Ses aides décachetaient les enveloppes et il lisait les vœux formulés armé d’un stylo à l’encre rouge pour censurer les demandes par trop déraisonnables qui mettraient à mal son budget, contraint cette année en raison de la décision d’un ministère lointain connu seulement pour sa propension à procurer des ennuis aux hommes de bonne volonté. Il veillait tard dans la nuit et n’allait se coucher qu’après s’être assuré qu’il avait dignement rempli sa mission du jour. Après quelques heures de repos, il reprenait courageusement son travail le lendemain, aux premières lueurs de l’aube. Mais le courrier arrivait toujours, il devait maintenant répondre au monde entier. C’est alors qu’il s’avisa que tous les sacs ne pesaient pas le même poids. Il exigea des explications. Son premier assistant, qui avait beaucoup voyagé lui raconta que, sur terre tous les enfants n’étaient pas égaux. Les plus riches demandaient beaucoup, les plus pauvres se contentaient des restes. Certains ne prenaient pas la peine d’écrire car, depuis longtemps déjà, ils ne croyaient plus au Père Noël. En entendant ces mots, le vieil homme, pris de doute, tira sur sa longue barbe blanche à plusieurs reprises. Que l’on ne croie plus en lui le rendait triste, si triste que des larmes cristallines baignèrent ses yeux pleins de bonté.

Alors il décida de tenir conseil pour savoir comment réparer le tort subi par les plus démunis. Aucune parole malveillante ne fut prononcée, aucun jugement défavorable ne fut émis. Il ne s’agissait pas de s’ériger en justicier mais seulement d’envoyer aux enfants du monde entier un message d’amour, le même pour tous. On abandonna la lecture des lettres et le bonhomme Noël prit la plume. Des trottoirs de Manille aux quartiers huppés des grandes capitales, il n’oublia personne. Pour la première fois, depuis des lustres, la fête avait retrouvé son sens.Enfants du monde

© Martine Gasnier (décembre 2021)

Mona lisa

Mona Lisa s'ennuie

Par Le 30/08/2021

Les portes du musée se sont refermées sur ses trésors. Le silence règne désormais là où, tout le jour, des hordes bruyantes de visiteurs pressés n'ont fait que frôler en passant des œuvres outragées par leur indifférence. Dans les grandes salles endormies s'accomplit le miracle d'une résurrection. Un à un, les tableaux retrouvent leur histoire débarrassée des commentaires oiseux. Ils se souviennent de leur naissance dans l'atelier où le maître livrait, pour leur donner vie, un combat de titan. Ils portent en eux les coups de pinceau rageurs ou tendres selon les jours et tout le rêve d'immortalité de leur auteur. En cette nuit où, la clarté de la lune invite à l'aventure, ils s'animent soudain pour organiser un colloque où chacun se racontera par delà les siècles qui les ont épargnés avec plus ou moins d'indulgence. Derrière la vitre pare-balle la protégeant du geste inconsidéré d'un fou amoureux ou d'un illuminé, Mona Lisa songe à l'opportunité d'une telle initiative. Y répondra-t-elle ? Elle sait depuis longtemps que le mystère qui l'entoure contribue à sa célébrité. Par millions, les étrangers accourent rien que pour la voir, elle, dont ils capturent le sourire énigmatique d'un geste machinal pour le rapporter chez eux au même titre que la Tour Eiffel ou l'Arc de triomphe. Elle s'en agace parfois en secret mais continue de se montrer aimable. Elle ne doit, à aucun prix, décevoir ses admirateurs d'un instant volé à la frénésie du voyage. Car la foule qui se bouscule pour l'apercevoir flatte sa vanité. Elle la contemple avec distance qui sied à une déesse honorée par un rite profane synonyme de gloire. Elle oublie les casquettes et les perches à selfies pour songer au faste d'antan. Et la cohue se fait bal à la Cour. Lorsqu'elle surprend la solitude de ses voisines autrefois adulées puis oubliées, elle se dit qu'elle a bien de la chance. Garder le silence lui apparaît alors comme la meilleure attitude à observer pour se protéger de toute indiscrétion. Elle affichera sa réserve en demeurant, impénétrable, derrière sa vitre. Demain, dès l'ouverture des lieux, elle sera prête à reprendre son rôle de diva. Les discussions enflammées du voisinage à propos des mérites des uns et des autres la tinrent éveillée une partie de la nuit. L'aube arrivant et la fatigue avec elle, tout le monde regagna ses cimaises et s'endormit.
Mona Lisa fut tirée du sommeil par le bruit familier de la clef tournant dans la serrure. C'était l'heure de l'ouverture au public et les gardiens allaient prendre leur poste. L'homme en uniforme entra et comme chaque matin la salua, l'air soulagé qu'elle fût toujours là. Il ne gratifia les autres que d'un simple coup d’œil. Après quoi, et contre toute habitude, il ressortit et ferma la porte à double tour. D'abord incrédule, la belle Italienne dut bientôt se rendre à l'évidence, aujourd'hui les admirateurs ne seraient pas au rendez-vous. La journée commença de s'étirer, interminable. Quand lui parvenaient des sons de voix lointains, une lueur d'espoir s'allumait en elle mais les indices de vie s'évanouissaient vite et elle était à nouveau la proie d'une insupportable attente. La tombée de la nuit fut pour elle une délivrance. Elle se laissa bercer par les ténèbres tandis qu'autour d'elle, ses voisins étaient redevenus muets. Demain, l'humanité retrouverait le goût du divertissement. Mais rien de ce qu'elle escomptait n'arriva. Le gardien accomplissait sa visite quotidienne au pas de course, sans lui adresser le moindre regard. Un matin, il arriva masqué et elle crut à un cambriolage. Elle souhaita être volée pour connaître des aventures rocambolesques et faire la une des journaux. Elle fut déçue et céda au découragement. Privée de public Mona Lisa s'ennuyait.

© Martine Gasnier

Livre d’histoire, poème de Claude Sarrassat

Par Le 20/08/2021

Livre d’histoire

Sur la photo en noir et blanc
Glissée dans un livre d’histoire,
Le sourire de tes quinze ans
S’éclaire au fil de ma mémoire.

Au temps de notre adolescence,
Tous les chagrins, je les revois,
Et cet amour plein d’innocence
Qui vit encore au fond de moi.

Nos rencontres étaient passagères,
Après la classe, je t’attendais,
Et notre bonheur éphémère,
Tu souriais, moi je t’aimais.

Sur le chemin des écoliers,
Parfois je te prenais la main,
En me promettant d’essayer
De  t’embrasser le lendemain.

Á l’âge où l’on rêve sa vie,
L’amour nous berce d’illusion.
Celle que mon cœur avait choisie
Se gardait de toute passion.

Elle voulut cesser de me voir
Et comme on laisse un souvenir,
Á la fin du livre d’histoire ,
Glissa sa photo sans rien dire.

© Claude Sarrassat, février 2021

Nous, les gosses - Un quartier de Paris sous l’Occupation
Nous, les apprentis

Jardin villa garzoni 1

Un jardin enchanté (villa Garzoni)

Par Le 12/02/2021

Dans le grand jardin qui dévale la colline, à l’ombre de ces arbres mythiques qui ne s’épanouissent que sous les caresses d’un soleil amoureux, on rencontre un peuple étrange dont la vie s’est figée il y a bien longtemps. Alignés sur des fenêtres ouvertes dans une haie de buis, des bustes d'empereurs romains tentent de défier le temps en rappelant au promeneur leur empire perdu. On peine à les nommer parce que notre souvenir s’est émoussé et qu’une certaine confusion s’est établie entre eux. On essaie de reconnaître les plus célèbres, ceux qui se distinguèrent par leurs vertus ou leurs vices et survécurent ainsi à l’oubli. Ils sont là, devant nous, outragés par les saisons, amputés d’une oreille ou du nez, la lèvre fendue et désormais privés de leurs yeux. Leur pouvoir s’en est allé comme toutes les vanités humaines. Ils ne sont plus que les vestiges d’une Antiquité de pacotille, celle des péplums et du mélodrame qui fait pleurer dans les chaumières. On s’attarde quelques instants, pris d’une singulière pitié. Puis sans y prendre garde, on s’éloigne, déjà oublieux des Césars parce qu’un oiseau s’est mis à chanter, nous ramenant à la réalité bien douce d’une promenade enchantée. On écoute bruire la nature, on s’arrête pour regarder un papillon en habit de bal se poser sur une fleur intimidée par tant d’éclat et l’on parvient, en musardant, à la grotte où s’abriter de la chaleur sera notre récompense. De vasques de marbre surgissent des animaux marins, chevaux hennissants et poissons joufflus guidés par Neptune accompagné de naïades. On s’attend à jouir du spectacle désaltérant de l’eau, on s’apprête à en écouter le murmure quand on s’aperçoit que cet univers aquatique n’est plus qu’un mirage. La bouche des bêtes s’est asséchée, elles n’ont plus rien à offrir aux bassins devenus inutiles. Là où naguère coulait la vie, règne aujourd’hui la mort. Mais, étrangement on ne cherche pas à fuir. On s’assied sur un muret incrusté de coquillages et on donne libre cours au vagabondage de son esprit. Des âmes s’envolent vers des rendez-vous dont nous ne saurons rien. On les interpelle pour savoir qui elles sont. Notre prière reste sans réponse. Alors on sort et, par les allées où l’ombre est avare de ses bienfaits, on rejoint les bassins en terrasse qu’alimente une redoutable Renommée soufflant dans sa trompette. Elle annonce, à qui veut l’entendre, les mérites des uns, les turpitudes des autres, avec une jouissance toujours renouvelée. Aucune trace de fatigue ne se lit sur ses traits et la passion qui l’anime demeure intacte. Elle ne sera jamais vieille. On se tient à ses pieds en songeant que, par son souffle tout puissant, elle pourrait anéantir nos efforts de vertu. Drôle de messagère qui érige des piédestaux pour mieux les faire tomber quand l’envie lui en prend. Dans la lumière d’or, elle apparaît comme la maîtresse de nos destinées et nous en sommes troublés mais pas inquiets. Il règne sur le jardin un enchantement qui nous soustrait à toute crainte. Ici le mot réputation a perdu son sens. Le monde tel qu’il va n’en franchira jamais la grille.

Extrait de Carnets d'Italie ©Martine Gasnier

Jardin villa garzoni 1Jardin villa garzoni 2Jardin villa garzoni 3

Sans abri, poème de Claude Sarrassat

Par Le 11/02/2021

Sans abri

Au ciel s’effilochent les nuages
Tourmentés par le vent d’hiver.
Un froid dur glace les visages
Des gens dont le pas s’accélère.

Ils regagnent leur domicile,
Auprès du feu, ils auront chaud.
L’ombre a envahi la ville,
Dans la rue les volets sont clos.

Couché dans sa boîte en carton,
Attendant que le jour se lève,
Un homme se blottit au fond,
Avec la crainte qu’on l’enlève.

Ses yeux regardent les étoiles,
Il sent son esprit s’engourdir
Car le sommeil étend sa toile.
Il doit lutter, ne pas dormir.

Quand le matin, un soleil pâle,
Vint éclairer le sol gelé,
On découvrit, triste et banal,
Le corps d’un homme inanimé.

© Claude Sarrassat, février 2021

Nous, les gosses - Un quartier de Paris sous l’Occupation
Nous, les apprentis

Lecce -vue de nuit

Un soir à Lecce par Martine Gasnier

Par Le 26/01/2021

La nuit tombée, sous la lumière des projecteurs, la place se fait décor pour un théâtre de la déraison. On se laisse emporter dans un tourbillon baroque d'anges potelés jouant à se parer de guirlandes de fleurs en compagnie de créatures fantastiques échappées de mythologies plurielles. On se perd dans les plis d'étoffes minérales que revêtent de jeunes femmes sensuelles prêtes à tous les plaisirs. Demeuré dans l'ombre quelque démon tentateur murmure des promesses d'éternité auxquelles on croit soudain parce qu'une force a miraculeusement aboli le temps que l'horloge du campanile continue de rythmer, en vain. On s'est absenté sans le vouloir vraiment de la réalité. Il flotte dans notre mémoire des bribes de souvenirs confondus en un même songe. C'est le prélude d'un opéra dont les notes emplissent la nuit, des mots oubliés qui renaissent, des sourires ressuscités. On succombe à une joie inconnue et l'on poursuit une errance que l'on souhaiterait sans fin. Les promeneurs, rares à cette heure tardive, ne sont plus que des silhouettes fantomatiques et muettes traversant notre rêve sans le déranger. Nous sommes étrangers à tout ce qui n'est pas la beauté troublante que nos yeux avides dévorent pour la garder comme un trésor au fond du cœur. Où serons-nous demain ? Ailleurs sans doute car la vie n'offre que peu de répit. Bientôt, elle nous arrachera à ces instants d'absolu pour nous réapprendre la vie ordinaire, celle qui fait baisser la tête en s'excusant de tout. L'urgence s'impose alors de rassasier nos sens et d'y puiser la certitude que rien n'est encore perdu. Nous quitterons les lieux rassérénés pour nous enfoncer dans les rues désertes bordées de palais aux façades richement ornées. Les cariatides en sont le fleuron. Déesses sculptées dans la pierre si tendre qui habille la ville de sa couleur de miel, hommes à la musculature puissante, capables de supporter le poids des siècles destructeurs. On s'arrête pour entendre leur histoire toute bruissante de fêtes et d'intrigues. Et dans ce bienheureux tête à tête, nous formulons déjà le vœu du retour pour conjurer la douleur d'un inévitable adieu à la cité sortilège.

Extrait de Carnets d'Italie ©Martine Gasnier

Lecce -vue de nuitLecce - cariatideLecce - détail

Vices et vertus, poème de Claude Sarrassat

Par Le 20/01/2021

Vices et vertus

Les vertus décidèrent un jour,
De s’affranchir de tous les vices
Qui séduisaient par leurs discours
En recourant aux artifices.

Certaines se disaient cardinales,
Justice, tempérance et prudence,
D’autres se voulaient théologales,
Charité, foi et espérance.

La charité conçut le plan
D’exterminer jusqu’au dernier,
Les vices les plus malfaisants,
Sans aucune once de pitié.

La tempérance et la prudence
S’enfoncèrent, sans raisonner,
Dans les bas-fonds de la licence
Pour dénicher les vices cachés .

La foi chancelante et molle,
N’envisageait que des miracles
Et l’espérance toujours folle,
Alla consulter les oracles.

Avec de pauvres résultats,
Les vertus s’épuisaient en vain.
La justice dit que le combat
Etait contre les vices sans fin.

© Claude Sarrassat, janvier 2021

Nous, les gosses - Un quartier de Paris sous l’Occupation
Nous, les apprentis

Voeux 2021

Conte de Noël

Par Le 20/12/2020

Cette année-là, le monde préparait Noël sous la menace. Un être maléfique, dont on ne savait rien, régnait sur terre et répandait la terreur. Certains disaient que des apprentis sorciers, dans des contrées mystérieuses, l’avaient créé en jouant avec des éprouvettes. Forts de leur trouvaille, ils avaient libéré leur créature pour mettre l’humanité à genoux. D’autres, comme au bon vieux temps, évoquaient la colère divine et réclamaient des cérémonies expiatoires. On chercha des boucs émissaires et l’on en trouva. Mais comme la civilisation était passée par là les imprécations demeurèrent virtuelles. On n’eut à déplorer aucun bûcher. Les savants eux-mêmes y perdaient leur latin et le peuple, dubitatif, n’y comprenait plus rien. Il semblait qu’on ne pût combattre la morosité qui, peu à peu, s’était installée sous les masques. On s’apprêtait à vivre des fêtes amputées de leur âme. Seuls les enfants croyaient encore au miracle. Et il eut lieu. Dans toutes les maisons, le Père Noël avait déposé pour eux, au pied du sapin, un livre merveilleux. C’était, dans un pays qui ressemblait au leur, l’union des petits et des grands pour terrasser l’ennemi invisible. À la dernière page, la victoire était assurée. Le covid gisait tout aplati. Autour de sa dépouille une ronde endiablée s’était formée.

© Martine Gasnier

Mademoiselle Estefa, texte de Joëlle Tiano-Moussafir lu par Catherine Deneuve

L'Escapade de Mademoiselle Estefa, texte de Joëlle Tiano-Moussafir lu par Catherine Deneuve

Par Le 17/12/2020

Mademoiselle Estefa, texte de Joëlle Tiano-Moussafir lu par Catherine Deneuve« Depuis quelques mois, Mademoiselle Estefa traversait une période de mélancolie. Elle n'en était pourtant pas coutumière. Etait-ce la saison ? L'approche de la retraite ? Le départ au Japon de sa petite nièce ?

Ce mercredi, tous ses élèves avaient annulé leurs leçons : Delphine avait la varicelle, Antoine la colique, Mirabelle devait aller chez le dentiste à cause d'une rage de dents, et Joseph gardait la chambre. Aussi se trouva-t-elle soudain libre de son temps. Alors, sans doute parce que le vent de mars avait nettoyé un grand morceau de ciel devant ses fenêtres, que l'air annonçait sa douceur de printemps, et la lumière sa splendeur d'été, une envie de campagne la saisit avec une force qui la surprit. Plus encore l'étonna la certitude qui s'éleva en elle à peine avait-elle tourné le démarreur de la voiture : elle irait à la Rouge-Mare, elle roulerait vers le nord-ouest, vers Bernay, vers Lyons la Forêt, elle irait revoir le hameau, le lieu-dit de très anciennes vacances.

Sur la route, les maisons de briques annonçaient une Normandie qui n'était pas celle des toits de chaume ni celle du bocage; une Normandie " haute ", plus ventée, plus âpre, plus rugueuse, l'arrière du pays de Dieppe, Fécamp, Saint Valéry en Caux... Le long des collines qui accompagnaient la route, les nuages s'amoncelaient en troupeaux, et, sur la crête de certaines, dénudées, râpées sur leurs flancs, une rangée d'arbres figurait des gardiens menaçants.

A Neufmarché elle reconnut le restaurant où l'on s'arrêtait déjeuner à chaque arrivée de Paris. Elle prit à gauche la route qui s'enfonçait définitivement dans la campagne. Aux détours des lacets que celle-ci dessinait, elle découvrait quelques maisons éparses, toutes de briques, que, sans reconnaître vraiment, elle sentait familières. Toutes les gammes de vert d'une végétation presque exubérante la mettaient en joie, jusqu'à ce qu'elle s'étonnât : " Tiens, la végétation est plus avancée qu'à Paris ... je pensais que c'était le contraire." Elle sentait aussi, comme tapie contre l'épaulement de terrain le long duquel s'adossaient les hameaux, la grande forêt. Elle chercha bientôt à identifier, à main gauche, l'épicerie de son enfance. Cette épicerie où se conjuguaient l'odeur âcre de la pomme de terre, le fumet du poireau, les senteurs de graine sèche des sachets de semences légumiers et fleuris (on avait du mal à se figurer qu'un jour elles puissent donner les choux pommés ou les pensées coloriés de l'emballage), celle du tabac, et, migrant par la porte qui faisait communiquer l'épicerie et le café, en nappes, l'arôme puissant et fruité du calvados. Mais elle ne fut pas certaine de sa mémoire car l'épicerie, redevenue maison, se confondait maintenant avec d'autres. Plus loin elle guetta l'aire où avait été dressé le mât de cocagne d'une kermesse que, dans son souvenir, Papillon, son amoureux de huit ans avait réussi à monter dans toute sa hauteur cirée. A main droite, elle aperçut le chemin de sable qui menait à la grande ferme carrée, close comme une forteresse, et, dans les prés qui la précédaient, elle distingua un taureau qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à Dudule, le taureau lunetté de noir qui les terrorisait enfants. Plus loin encore, à un tournant, elle reconnut le talus des trèfles à quatre feuilles et, enfin révélée, la lisière de la forêt où l'on cherchait les jacinthes sauvages. Puis elle découvrit, dépassant à peine la haie devenue trop haute, la petite maison de briques roses, orientée comme les autres perpendiculairement à la route, pour mieux regarder le soleil. Elle arrêta le moteur.

Dans la voiture devenue silencieuse, elle crut entendre le désordre des battements de son coeur : la barrière repeinte de frais, aux barreaux de bois verticaux que zébraient trois fois, par le travers, trois autres barreaux, était, elle le savait, encore celle de son enfance. Elle chercha du regard dans le fond la guérite du lieu d'aisance et sa porte ajourée d'un coeur. Celle-ci avait disparu. Les volets ouverts des trois fenêtres ne laissaient voir aux vitres que les reflets d'une maison à jamais désertée.

Mademoiselle Estefa poussa la barrière. Celle-ci décrivit un grand arc de cercle avec un ballant trembloté qui lui rappela quelque chose qu'elle n'arrivait pas à saisir. Elle s'avança sur le petit chemin pavé de briques. L'échelle qui, dans son enfance, menait par le petit côté de la maison au grenier n'était plus là mais, à l'endroit où ses montants prenaient appui auparavant, Mademoiselle Estefa découvrit, adossée contre le mur, une petite fille. Elle avait six ans peut-être et lisait un album d'enfant dans un format à l'italienne; une grosse pile de livres à ses côtés témoignait de son appétit de lecture. »

Extrait de L'Escapade de Mademoiselle Estefa, livre audio de Joëlle Tiano-Moussafir, aux éditions Le Livre qui parle. Texte lu par Catherine Deneuve et Raphaële Moussafir, Bethsabée Belivacqua, Fabienne Chaudat, Agathe et Mathilde Moussafir, Lou et Samuel Warin. Le CD est accompagné du texte intégral présenté dans un album illustré des sanguines originales de Josette Mingot. Ecouter un extrait audio sur le site des éditions Le Livre qui parle. Le livre audio peut être commandé sur le site de l'éditeur et dans toute librairie, prix 17,90 €.

Matera 1

Matera par Martine Gasnier

Par Le 09/11/2020

Il faut venir à Matera quand les touristes, pressés d’en finir avec l'histoire, seront repartis vers des horizons plus aimables. Car le spectacle des sassi, accrochés au flanc des ravins n'est pas de ceux que l'on effleure dans l'insouciance de vacances organisées. Serrées les unes contre les autres, les petites maisons creusées dans la roche sur plusieurs étages offrent au voyageur un décor hallucinant qu'il devra contempler, sans hâte, le cœur libre de toute entrave. Et, s'il est attentif, il entendra les pierres lui parler d'un passé où la misère et la malaria faisaient de la ville rupestre un enfer dantesque. Alors surgiront des images de familles entassées dans un seule pièce au sol de terre battue, qu'elles partagent avec poules et cochons à la recherche de leur pitance. Presque tous sont des paysans sans terre devenus journaliers pour quelques sous dérisoires. De nombreux enfants livrés à eux-mêmes, envahissent les rues, formant des groupes distincts. Les plus vaillants jouent et leurs rires miraculeux résonnent comme un bienfait de la Providence. Les autres restent assis dans la poussière, le regard perdu dans un rêve trop grand pour eux. Sous les haillons, les membres décharnés tutoient la mort. La honte de l'Italie est là, sur cette terre où la miséricorde divine n'est jamais descendue. Lorsqu'il aura écouté le récit jusqu'au bout, l'étranger sera prêt à errer dans le dédale des ruelles. Il y rencontrera de misérables fantômes en quête d'éternité et de silence et fera taire les bavardages des hordes d'envahisseurs. Ce que l'on trouve là n'a rien à voir avec la séduction des magazines. C'est d'autre chose qu'il s'agit, d'une beauté infernale qui nous rend muets de stupeur et nous incite au recueillement.

Extrait de Carnets d'Italie © Martine Gasnier

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Cloitre san matteo 1

San Matteo par Martine Gasnier

Par Le 01/10/2020

C’est un couvent abandonné sur les quais du fleuve où l’on flâne en songeant à toutes les splendeurs de cette terre toscane que l’on retrouve avec une gourmandise toujours renouvelée. On hésite à y entrer, retenu par la peur du sacrilège que nous commettrons car l’édifice, dès l’abord enseigne l’humilité. Fussions nous mécréants que nous trouverions la foi en pénétrant dans le cloître oublié. L’herbe a remplacé la pelouse, parsemée d’innombrables petites fleurs, elle évoque une tapisserie que l’indifférence des hommes aurait tissée, et la fontaine, réduite à l’état de vestige, a renoncé à sa mission purificatrice. Aucune monacale silhouette ne déambule plus sous la galerie où l’on a entreposé des témoignages archéologiques comme autant de veilleurs qui nous appelleraient à la vigilance ; des sarcophages gréco-romains y voisinent avec des chapiteaux chrétiens, les uns racontent rites païens et conquêtes, les autres des scènes évangéliques mais tous disent d’où nous venons et à quelles sources nous nous sommes abreuvés pour bâtir une civilisation qui agonise par manque de soins. Un étrange sentiment de culpabilité nous assaillit à la pensée que nous pourrions nous-mêmes en être les bourreaux. Avec une précaution qui touche au respect, nous poussons une lourde porte et gravissons un escalier, certains d’accomplir là un miracle. En haut, nous découvrons une salle plongée dans la pénombre et remplie d’une armée de mâts dressés vers la voûte. Les yeux, interdits, doivent s’habituer avant de comprendre que l’on est là au royaume de la mort et que c’est la figure du Christ qui nous y accueille. Alors brisés par l'émotion, on s’assied pour passer un moment auprès du supplicié tant aimé des peintres quand ils mettaient de l’or sur leurs tableaux et s’élevaient au rang du divin. Malgré l’horreur de la scène, on n’échappe pas au sentiment de plénitude qui envahit ce sanctuaire où le prophète devient victime sacrificielle. Torturé par une insupportable souffrance, son visage se fait le symbole de toutes les barbaries subies, et le sang qui jaillit de son flanc nous éclabousse jusque dans nos illusions d’une possible bonté humaine. Parfois, comme un antidote à tant de désespoir, il arrive que la face du martyr nous soit offerte porteuse d’une sérénité qui fréquente déjà l’au-delà. Ses yeux sont désormais clos sur un rêve qui a enfin pris corps et, de sa bouche entr’ouverte, on entend s’échapper d’ultimes paroles d’amour. On aimerait caresser sa longue chevelure ondulée à la douceur presque féminine pour le consoler du mépris de la foule haineuse et de la lâcheté du procurateur romain. On s’aperçoit qu’il est trop tard et notre impuissance résonne en nous comme une malédiction. Perdus au milieu de ces croix rassemblées, nous demeurons silencieux, des souvenirs renaissent que nous croyions oubliés, nous retrouvons l’odeur du buis que, le jour des Rameaux, nous déposions sur les tombes et les rites religieux enténébrés de la Semaine Sainte jusqu’à la résurrection. Dehors le soleil brille et les promeneurs s’attardent aux terrasses des cafés, nous irons les rejoindre plus tard, quand la voix d’un gardien pressé nous intimera l’ordre de rejoindre le monde et que nous serons sûrs de pouvoir, à nouveau, l’affronter.

Extrait de Carnets d’Italie, Souvenir du couvent San Matteo de Pise, © Martine Gasnier.

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© Photos Christian Gasnier

Martine Gasnier

Petite Géographie Vagabonde - 13 suivi de l'épilogue de Martine Gasnier

Par Le 24/08/2020

Depuis qu’il s’est installé « Passage de l’Abreuvoir », Léon a conjuré la peur qui le tenaillait de ne pouvoir assouvir son inextinguible soif. De sa fenêtre, il a vue sur le bistrot dont l’enseigne, un cheval de trait pommelé se désaltérant dans une eau courante aux vaguelettes rafraîchissantes le rassure, sauf que lui préfère le zinc et les chopes de bière. Du précieux breuvage il goûte d’abord, yeux clos, la mousse et se sent alors devenir aussi léger qu’elle. Il fait durer ces instants annonciateurs du plaisir presque inavouable qu’il ressentira bientôt, lorsque le liquide d’or coulera en lui. De temps en temps il s’extraira de sa voluptueuse rêverie pour constater que le temps assassin a vidé son verre. Il le fera à nouveau remplir pour montrer que rien ne peut avoir raison de sa détermination à rejoindre de drôles de paradis dont il ne dira rien à ses voisins de comptoir qui voudraient pourtant bien savoir. Sa vie d’avant, il ne s’en souvient pas, juste quelques bribes parfois qui éclairent d’une lumière éblouissante et éphémère sa mémoire endormie, une plage ensoleillée quelque part sur une île trop futile, un rire de femme en réponse à ses mots d’amour et un naufrage un soir de désespérance. Puis sa quête de l’oubli qui lui a laissé le cœur sec, si sec...

ÉPILOGUE
Ainsi vivent les hommes, entre un lieu de hasard, leurs rêves perdus et leurs fantasmes. Certains s’en accommodent et traversent la vie en gardant au fond du cœur l’espoir insensé d’un miracle, accrochés à la promesse d’une aube tout en douceur ou à celle d’une nuit étoilée ; d’autres, plus lucides, ont renoncé. Leur existence se résume à une suite de jours cruels qui les consument, ils savent que seule la mort les délivrera du joug sous lequel ils ploient, mais ils continuent à vaquer, pauvres hères, à leurs vaines occupations pour tenter, malgré tout, d’échapper à leur destin. Ceux-là sont des millions à n’habiter nulle part ailleurs qu’enfermés dans une inconsolable douleur. Ils sont nos frères que nous remarquons à peine lorsqu’il nous arrive de traverser, à la hâte, la rue des Martyrs.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Martine Gasnier

Petite Géographie Vagabonde - 12 de Martine Gasnier

Par Le 17/08/2020

Est-ce d’habiter rue des Quatre Vents qui rendait Blaise si léger ? Il traversait la vie, porté par une insouciance dont il avait fait son signe distinctif. Il était ainsi parvenu à accorder aux autres un intérêt factice, juste pour se rendre aimable, veillant à ne jamais se laisser surprendre par un attachement inopportun. Il répondait aux invitations les plus diverses avec le même empressement, c’est-à-dire la même indifférence qui lui faisait confondre vulgarité et élégance. Il gaspillait ainsi son temps entre propos vaniteux et bulles éphémères. Sa présence, recherchée par tous, était devenue indispensable à la réussite des soirées dont la répétition aurait fini par engendrer l’ennui. Séducteur impénitent, il soulevait chez les femmes un enthousiasme que lui enviaient les maris sans panache. Pour ne déplaire à aucune, il les flattait toutes, entraînant les plus jeunes, au volant de son cabriolet, vers une plage à la mode, accompagnant les plus vieilles, en taxi, à l’opéra, protecteur un jour, gigolo un autre mais seulement comme au cinéma. Lorsque, tard dans la nuit il regagnait sa demeure, il ressentait le bonheur du devoir accompli. Ses interlocuteurs, conquis d’avance, s’étaient montrés ravis de sa compagnie. On avait loué son esprit, on comptait sur lui pour une prochaine fois et son cœur n’avait pas pris une ride.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Martine Gasnier

Petite Géographie Vagabonde - 11 de Martine Gasnier

Par Le 11/08/2020

Tancrède avait grandi rue des Remparts, dans une austère maison de granit qui avait autrefois abrité ses ancêtres aventuriers. Son enfance avait été bercée par les récits de faits héroïques dont la véracité n’avait jamais été remise en cause par sa jeune imagination, avide de s’abstraire d’une réalité qu’il pressentait déjà comme décevante. C’est ainsi que chevaliers, preux ou félons, et dames du Moyen Âge se confondirent avec les corsaires et autres explorateurs qu’il rencontrait dans les livres pour former une société fréquentée en secret. Peu à peu, il se défit de son identité comme on se libère d’une entrave. Au gré de sa fantaisie, il chevaucha dans d’épaisses forêts, franchit les océans sur d’orgueilleux vaisseaux, conquit d’imprenables cités et épousa d’exotiques princesses qu’il adora toutes. Il traversait désormais la vie à sa façon, perdu dans un univers auquel personne ne pouvait l’arracher. Aux beaux jours, il hantait les fortifications en contemplant la mer, le regard perdu vers de mystérieux horizons. L’hiver, il vivait en reclus, près de la cheminée, et laissait son esprit vagabond jouer avec les flammes avant de reprendre son livre un moment abandonné. On avait fini par renoncer à comprendre cet homme si détaché des contingences ordinaires que lui parler demeurait vain. Alors, on l’oublia. Lui ne s’en aperçut pas. Depuis longtemps, il savait que son royaume n’était pas de ce monde et qu’il n’avait rien à partager avec les passants fatigués, ployant sous le poids d’un fardeau trop lourd pour eux, empêtrés dans de mesquines querelles dont ils voulaient, à tout prix, sortir victorieux par absurde vanité. Là où il avait choisi de fuir, il était devenu intouchable.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Martine Gasnier

Petite Géographie Vagabonde - 10 de Martine Gasnier

Par Le 03/08/2020

Une impasse sans nom abrite la terne existence de Jocelyne. Quand on vit dans un lieu qui ne mène nulle part, on renonce forcément à tout espoir d’évasion et l’on regarde passer les saisons en se penchant sur les hortensias qui font leur possible pour rendre plus attrayante une courette cimentée. La femme a compris depuis longtemps que l’horizon se réduirait pour elle à des allées et venues entre son humble maison et les demeures bourgeoises où elle accomplit chaque jour d’interminables heures de ménage. Son bagage est tout entier contenu dans un sac en plastique, une blouse et des chaussons qui remplacent maillots de bain et espadrilles. Les pays lointains, elle les rêve en époussetant avec précaution les objets rapportés par ceux qui l’emploient. Le beau y côtoie le laid, de la pièce archéologique volée au bibelot acheté dans des magasins pièges à touristes. Pour elle, la différence n’existe pas, tous ces souvenirs se confondent dans son esprit comme autant de merveilles d’ailleurs qu’elle ne connaîtra jamais. Elle s’est fait une raison, cela l’empêche de succomber à une souffrance teintée de jalousie quand, après une journée, elle allume le poste de télévision, compagnon de ses soirées de solitude, pour suivre l’un de ces documentaires où le moindre jardin devient paradis terrestre, où le ciel et l’océan offrent leur azur à des îles mythiques dont les noms berceront son sommeil.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Martine Gasnier

Petite Géographie Vagabonde - 9 de Martine Gasnier

Par Le 27/07/2020

Modeste vivait dans une masure au lieu-dit « Le val d'Enfer ». Son vieux vélo le conduisait chaque jour de ferme en ferme où il louait ses services d’homme un peu simple contre un salaire de misère. Dans cette morne existence, le retour de la belle saison, avec son cortège de fêtes patronales, retentissait comme un événement que le tâcheron n’aurait, à aucun prix, raté. Il arrivait au village en pédalant à perdre haleine pour être parmi les premiers à s’élancer sur la piste au son de l’accordéon musette. Lorsqu’il mettait pied à terre, de plus chanceux que lui avaient déjà enlacé les jolies filles qui laissaient voir, sous leurs robes de broderie anglaise virevoltante, des cuisses de nymphes. Enfants de la petite bourgeoisie, elles s’encanaillaient une fois l’an en compagnie de garçons qui feraient de bons maris. Modeste, lui, devait se contenter d’une quelconque domestique au sourire timide et aux mains déjà déformées par d’ingrats travaux. Une fois qu’il l’avait prise pour cavalière, il ne la lâchait plus, par peur de se retrouver seul, sans doute. Unis par leur condition de laissés pour compte, ils valsaient avec une ardeur qui ressemblait à de la rage. Leurs pieds effleuraient le parquet et leurs corps disgracieux devenaient soudain légers. La danse les transportait dans une contrée d’eux seuls connue, ils y oubliaient le fardeau qu’ils portaient, les remontrances et les injures. Ensemble ils devenaient plus forts, peut-être même caressaient-ils un rêve d’avenir.

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© Martine Gasnier, juin 2020

Martine Gasnier

Petite Géographie Vagabonde - 8 de Martine Gasnier

Par Le 20/07/2020

À l’heure de la retraite Henri, l’instituteur, avait choisi d’habiter une modeste maison située rue des écoles. C’était pour lui une façon de ne pas renoncer ; son adresse devenait un bouclier contre l’oubli social qui suivait inéluctablement l’abandon de la vie professionnelle. Il transporta donc là ses quelques meubles, symboles d’une vie économe de vieux garçon en attachant une importance particulière aux attributs de son autorité : une mappemonde, des planches murales illustrées, sans oublier le livre de morale et la règle dont il menaçait les cancres. Puis il se mit à attendre d’hypothétiques élèves qui ne viendraient pas en préparant des leçons qu’il ne donnerait plus. Seuls les rêves lui portaient secours. Il écrivait au tableau une de ces maximes destinées à édifier les jeunes esprits ou posait des opérations dont la complexité réjouissait la part de sadisme qui l’habitait. Seuls les meilleurs vaincraient la difficulté, les autres comprendraient qu’ils n’avaient pas assez d’entendement pour être aimés du maître qui distribuait bons et mauvais points en monarque absolu. Quand sonnait son réveil, il gardait les yeux clos quelques instants et s’attardait dans la salle de classe avant de retrouver le vide d’une nouvelle journée. Seules les vacances mettaient un terme provisoire à la situation, il faisait ses bagages et partait pour le bord de la mer où il attendrait la prochaine rentrée.

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© Martine Gasnier, juin 2020

Martine Gasnier

Petite Géographie Vagabonde - 7 de Martine Gasnier

Par Le 13/07/2020

C’est une femme anonyme venue vivre là, un jour de grande détresse, dans une banlieue bâtie sur un terrain vague que les immeubles n’ont jamais pu humaniser. De son appartement aux fenêtres perdues dans l’uniformité des façades, elle contemple ce succédané de paysage où une auto a fini sa course. Aujourd'hui réduite à l’état de carcasse, elle est devenue le symbole de la perte de toute illusion. Cabossée et meurtrie, elle sert parfois de refuge à des gamins en mal d’évasion qui s’installent au volant et entreprennent un immobile voyage. La femme, elle, n’attend plus rien d’une lointaine aventure, elle a même oublié que des contrées plus douces puissent exister. Quand elle veut trouver une échappatoire à la monotonie des jours, elle se rend au supermarché tout proche, nouveau lieu sacré d’une civilisation à bout de souffle. Là, elle se livre à un rituel d’où, étrangement, l’accumulation des biens est proscrite. Posséder n’est pas son affaire et le caddie toujours vide, elle ressort du grand magasin pour se lancer dans une course folle qui la reconduira chez elle. Elle fend le no man's land de sa vie en poussant devant elle un inutile chariot mais elle sourit aux rêves qu’elle a pu caresser dans le temple de l’opulence. Seul un chien en quête d’un os à ronger la regarde passer et s’interroge.

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© Martine Gasnier, juin 2020

Martine Gasnier

Petite Géographie Vagabonde - 6 de Martine Gasnier

Par Le 06/07/2020

Louise était pieuse et habitait place de l’église, ainsi pouvait-elle, chaque jour, se préparer à entreprendre un voyage dans l’éternité. On la voyait gravir les marches qui menaient à l’édifice sacré. Elle en poussait avec peine la lourde porte et pénétrait dans une pénombre qui lui donnait le frisson. Après s’être prosternée en une génuflexion appuyée, elle s’abîmait dans la prière et la contemplation. Jésus le crucifié l’invitait en Palestine et elle l’accompagnait de Nazareth au Golgotha jusqu’à sa résurrection. Au dessus de l’autel, Marie s’envolait vers le Paradis, entourée d’angelots qui lui lançaient des roses. La mère éplorée allait rejoindre son fils au ciel pour y vivre une félicité infinie. C’était cela devenir immortel, se libérer de son enveloppe charnelle pour parvenir dans une contrée éthérée d’où le malheur est banni. La femme savait son départ imminent, elle en était à la fois terrorisée et réjouie. La promesse d’un au-delà, sorte d’éden dont elle ne savait rien, lui était douce. Son existence de vieille fille virginale la rassurait. Si, un jour, elle devait connaître le Jugement dernier, elle serait forcément du côté des élus et se délecterait peut-être du spectacle des damnés cuisant dans d’impressionnantes marmites, surveillés par des diables hilares. En attendant, elle allait regagner son logis et retrouver ses parcimonieuses occupations, soucieuse de ne pas hypothéquer son avenir.

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© Martine Gasnier, juin 2020

Martine Gasnier

Petite Géographie Vagabonde - 5 de Martine Gasnier

Par Le 29/06/2020

Avenue de la gare, dans un de ces mornes immeubles noircis par une urbaine pollution, vivait Thomas. Il avait choisi cet endroit, non pour ce qu’il était, plutôt laid, mais pour ce qu’il représentait : la possibilité de voyages infinis. Petit, déjà, à l’école, il s’égarait dans les méandres des fleuves, et haletait au pied des sommets qu’il gravirait un jour. Il aimait ces cartes murales qui l’invitaient à l’évasion et rendaient plus feutrée la voix impérieuse du maître d’école. Il bâtissait ainsi, peu à peu, un royaume dont il serait l’héroïque aventurier. Quand son enfance s’acheva, il n’avait pas bougé de chez lui où des parents, peu curieux du monde, le maintenaient, mais il savait qu’il partirait bientôt et pour être tout à fait sûr, il avait opté pour le voisinage du chemin de fer. Chaque jour il retrouvait le hall où des êtres portant bagages se croisaient, se séparaient dans la tristesse ou se retrouvaient dans la joie. Lui, contemplait les tableaux des départs avec fièvre, sans vraiment élire une destination précise, toutes revêtaient pour lui le même charme et sonnaient à ses oreilles avec une poésie de lui seul appréciée. Dans son imagination, Verdun se confondait avec Nice, Roubaix avec Marseille, les noms qui s’allumaient étaient tous également promesses de bonheur. Il suffisait qu’il réunît quelques effets dans son sac de toile de baroudeur et qu’il prît un ticket pour l’inconnu. Il le ferait demain très certainement quand il aurait enfin renoncé à ce qui le retenait encore prisonnier.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Martine Gasnier

Petite Géographie Vagabonde - 4 de Martine Gasnier

Par Le 22/06/2020

Thomas avait grandi Boulevard de l'Océan et, devenu jeune homme, y était demeuré parce que, disait-il, ce lieu ouvert sur l'infini marin serait pour lui un gage de liberté. Il s'installa dans l'idée que nul ne l'asservirait jamais et entreprit de vivre à sa guise. Quand les tramways vomissaient, dans l'aube glacée de l'hiver, la foule laborieuse, lui rêvait au rugissement des vagues et au vol des goélands. Doucement il s'habituait à l'idée que le vent du large altérerait sa respiration et brouillerait sa vue. Il différait sa sortie jusqu'au moment où il se sentait enfin prêt pour ce voyage à la fois si proche et si lointain qu'il accomplissait comme un rite sacré. Il croisait, sur son chemin, quelque vieille qui, à pas menus, promenait son chien ou bien un homme désormais sans âge qui rentrait chez lui lire le journal acheté au kiosque du coin. Lui était voyageur sans bagages que les entraves de la vie quotidienne ne concernaient pas. Lorsque l'été s'installait, il restait chez lui tout le jour dans l'attente de ce moment béni où les vacanciers replieraient serviettes et parasols, pour s'asseoir aux terrasses des cafés. D'une démarche hâtive, il se dirigeait vers la plage désormais vierge de toute agression. Il s'étendait sur le sable et laissait son esprit vagabonder en contemplant la fuite des nuages. Parfois lui parvenait l'écho de voix lointaines dont il ne cherchait pas à saisir le sens. Il était comme affranchi de tout lien social, entre la mer et lui était née une histoire qui le protégeait du monde. Il devait seulement ne jamais s'en éloigner. Le moindre faux pas lui eût été fatal, les autres l'enviaient et se tenaient en embuscade, prêts à fondre sur lui.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Martine Gasnier

Petite Géographie Vagabonde - 3 de Martine Gasnier

Par Le 15/06/2020

Parce qu'elle voulait faire de sa vie une pièce de théâtre, Manon vivait rue de la comédie. Elle s'employait à tenir un rôle qu'elle ne lâchait jamais par crainte de sombrer dans l'anonymat qu'elle redoutait par dessus tout. A cinquante ans, elle possédait ce charme un peu vulgaire des femmes qui refusent de s'incliner devant le temps, arborent une tignasse faussement solaire et des lèvres hollywoodiennes. Elle régnait sur le cœur et l'imagination des hommes du quartier. Du boulanger au fonctionnaire, tous se sentaient les fiancés de cette voisine excentrique que ses congénères s'étaient tout naturellement mises à détester. Elle ne s'en souciait guère et se jetait dans les bras de celui qu'elle avait élu pour jouer le vaudeville de son choix avec une effronterie qui laissait pantois les bien-pensants. Tour à tour femme fatale vêtue de transparence soyeuse ou fausse ingénue en col claudine, elle déambulait, rire sonore et verbe haut, en compagnie de sa proie, attentive à ce qu'on la vît. Elle se plaisait à alimenter les ragots que de plus vieilles qu'elle colportaient de maison en maison et devenait, au fil des jours, une héroïne qui brillait sous les feux de la rampe, soucieuse que son étoile ne pâlit jamais. Fidèle à ses célèbres modèles, elle insistait pour qu'on l'appelât Mademoiselle et voyait dans cette exigence, un gage d'éternité.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Martine Gasnier

Petite Géographie Vagabonde - 2 de Martine Gasnier

Par Le 08/06/2020

Les soirs d’été, Antoine s’attardait dans la rue du Paradis, une rue calme bordée de petits jardins noyés dans un fouillis végétal qui réchauffait son cœur prisonnier tout le jour du béton. Il humait l’air que parfumaient des rosiers anarchiques qu’aucune main criminelle n’avait taillés et se laissait envahir par une douce rêverie à peine troublée par le chant d'un oiseau ou le passage d’un chat qui, d'une démarche souveraine, regagnait son logis après une escapade dont il garderait le secret. Il y avait aussi la présence devinée d’une femme qui lisait en savourant la douceur de l’instant, le promeneur l’avait aperçue alors qu’elle levait les yeux de son livre et sa pensée ne l’avait plus quitté. De cette apparition, il avait fait la compagne de ses insomnies. Il se plaisait à imaginer sa vie solitaire au sein d’une maison toute vibrante des plus belles pages d’une littérature qu’un jour elle lui ferait découvrir. Elle lui raconterait des histoires éternelles d’amour et d’aventures qu’il ferait siennes pour devenir le héros qu’il n’avait jamais été. L’image d’une vie quotidienne, empêtrée dans les soucis mesquins s’effacerait peu à peu jusqu’à n'être plus qu’un souvenir intermittent. Il abandonnerait son logis dont la boîte à lettres dégorgerait d’un inutile courrier et ne franchirait plus jamais le seuil de son misérable bureau. Désormais, son avenir était là, près d’un être dont la réalité lui échappait parfois quand il voulait la saisir. Il persévérait pourtant, sûr qu’un jour il pénétrerait dans cet éden d’où le péché était banni. Il oubliait que la promesse du bonheur est un mirage aveuglant, la rue du Paradis en demeurerait l’antichambre mais aucune porte, jamais, ne s’ouvrirait sur la lumière.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Martine Gasnier

Petite Géographie Vagabonde -1 de Martine Gasnier

Par Le 01/06/2020

Élise s’était installée « via dell'amore », une rue où le temps a refusé de poursuivre sa course pour permettre à l’homme de se sentir immortel. Insouciante, elle a oublié de surveiller son cœur qui s’est vite mis à faire l’école buissonnière. Il a d’abord écouté les mots sucrés murmurés par un voisin timide qui frémissait de son audace, peut-être même l’a-t-il encouragé à poursuivre avant de se lasser de ces interminables balbutiements. Quelques maisons plus loin vivait un peintre dont l’atelier apparut à ce cœur vagabond comme la promesse d’un miracle. Il entra et fut immédiatement fasciné par le désordre tout éclaboussé de couleurs qui régnait là. Des toiles inachevées côtoyaient de vieux chiffons saturés de taches et des piles d’annuaires téléphoniques poussiéreux, lien symbolique et peut-être rassurant avec le monde du dehors. Le maître des lieux l’invita à rester, il accepta et vécut dès lors une histoire peuplée des fantasmes de l’artiste. Les premiers temps, il en éprouva du bonheur ; attentif et doux il soignait des états d’âme qui, un jour pourtant, lui devinrent insupportables. Il s’enfuit un soir d’été, aiguillonné par la musique que déversait une fenêtre ouverte et prêt à tout pour quelque flirt sur l’une de ces chansons sentimentales qui lui faisait battre la chamade. Il se perdit quelque temps entre jamais et toujours, s’émut, pleura un peu et finit par songer au retour. Élise l’a retrouvé un matin sur le seuil de sa maison, elle lui a ouvert en souriant, l’air un peu coupable son cœur s’est excusé d'une aussi longue absence et a promis de ne pas recommencer.

Martine Gasnier vous livrera chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

Vérité, poème de Claude Sarrassat

Par Le 30/05/2020

Vérité

Poème de Claude Sarrassat

La Vérité sortit du puits
On la croyait dans les étoiles,
Au bord des trous noirs de la nuit,
Dans le sillage d’une voile .

Sous un manteau, elle était nue
Et le visage à découvert.
Personne ne l’a reconnue,
Le long de son chemin désert.

On rêva de la détenir,
Depuis, frileuse, elle se cache,
Des philosophes, des émirs,
Des dogmatiques qui la fâchent.

Certains ont cru la reconnaître
Dans une symphonie de Mozart,
Le tableau d’une scène champêtre,
Un poème de Paul Eluard.

En vérité, Jésus l’a dit,
Elle est en marche sur la Terre,
Poursuivant la quête infinie
D’élever les hommes au rang de frères.

© Claude Sarrassat, mai 2020

Nous, les gosses - Un quartier de Paris sous l’Occupation
Nous, les apprentis

Gilles vidal

"Ma vie est tout ce que j'ai", nouvelle de Gilles Vidal

Par Le 03/05/2020

Nouvelle de confinement proposée par Gilles Vidal : « Ma vie est tout ce que j’ai »

Au réveil, je baignais littéralement dans mon jus, le tee-shirt me collait au-dessus des omoplates, trempant les cheveux gras qui retombaient sur ma nuque, et une odeur vinaigrée entêtante qui provenait de mon corps semblait saturer l’air ambiant. En voulant pivoter sur moi-même pour m’asseoir au bord du lit, je ripai et me retrouvai au sol, me faisant mal au passage au genou qui avait frappé le parquet où un troupeau de moutons de poussière ne sommeillait que d’un œil. Je me relevai difficilement et me traînai vers la douche avant de me souvenir, comme à chaque fois, qu’il ne fallait plus utiliser d’eau jusqu’à nouvel ordre – même pas pour se laver (si on tenait à sa peau). L’État ayant mis la clé sous la porte, il ne restait plus grand-chose en fait qui fonctionnait : quelques heures d’électricité par jour au coup par coup qu’il fallait mettre au maximum à profit, un internet intermittent, voire chevrotant – quant au téléphone mobile, il marchait encore quand on avait la chance d’avoir le bon opérateur et de l’argent sur son compte en banque.

Dans l’appartement oppressant, c’était aussi la fin. La fin des haricots. Ayant épuisé toutes mes ressources, je ne pouvais plus rester, il me fallait partir. Pour de bon. Et ce n’était pas à proprement parler un déconfinement (on en avait tant parlé, des semaines et des mois durant, plus d’un an même, comme étant imminent, que finalement il n’était jamais venu ce déconfinement, remplacé par un chaos indescriptible, un carnage, une sorte d’anarchie sans nom faite d’émeutes, d’incendies, de viols, de meurtres, et j’en passe).

Je versai le fond de mon avant-dernière bouteille d’eau dans la machine à capsule et me fit couler un jus bien noir. Eh oui, plus d’eau à boire, à part celle que j’emmènerais avec moi. Pareil pour la bouffe. Que dalle.

Tout en sirotant mon café, j’ai repoussé l’épais double rideau et j’ai jeté un œil par la fenêtre de la cuisine. En faisant gaffe, comme toujours, même si toutes les fenêtres de l’immeuble en face étaient aveugles, même s’il était inconcevable que l’on me devine (mais je ne savais pas ce qui se tramait derrière ces murs, combien d’apprentis snipers s’y trouvaient). La rue était déserte pour l’heure. Quelques voitures en travers de la route avaient leurs portières arrachées, des pillards avaient abandonné ce qui ressemblait à des hardes le long des trottoirs. Hier, il y avait plus d’agitation : quelques ombres floues apparaissaient brusquement sous une porte cochère ou au bas de caisse d’une auto pour disparaître aussitôt par un tour de passe-passe sidérant – de quelle engeance étaient constituées ces ombres ? Je ne sais. Quelques drones, aussi, étaient venus fouiner comme des mouches à merde sans toutefois qu’un de ces hélicoptères vautours lourdement armés ne vienne menacer le quartier comme c’était souvent le cas après leur passage. J’avais également observé deux chiens efflanqués se battre sauvagement pour un morceau de viande sanguinolent dont l’origine semblait indécise (animale, humaine ?). D’autres chiens avaient hurlé au loin des heures durant comme des loups, à plusieurs rues de là, à vous glacer les sangs.

Je me suis ensuite minutieusement préparé, comme un homme part au combat. Sur le sentier de la guerre, mais sans tunique cousue de perles, de colliers en os ou de peintures au visage. Rien que du solide, de l’épais, lames affûtées aux pointes des godillots, gants avec armature, minerve, mentonnière et genouillères de protection, masque à filtres interchangeables, casque de motard, couteau japonais à la hanche gauche et le Manurhin MR73 que j’avais hérité du grand-père, nettoyé, huilé et chargé jusqu’à la gueule à la hanche droite. Sans oublier le sabre court dont j’avais aiguisé la lame durant de longues heures.

J’ai pris mes papiers d’identité aussi, et deux cartes bancaires sans savoir si elles fonctionnaient encore. C’était comme pour ma femme : était-elle encore vivante ? Et mon fils se trouvait-il encore avec elle ? Il y avait plus de six mois que je n’avais plus de nouvelles, je m’étais fait une raison. Qu’avais-je dit au fait à ma femme quand nous nous étions séparés ? Je n’en avais plus aucun souvenir ; aujourd’hui, je lui dirais peut-être quelque chose dans ce goût-là : « Un jour nous nous retrouverons, ma chère, je te reconnaîtrai et tu me reconnaîtras malgré les années passées, tu m’aideras à reconstruire ma vie et je t’aiderai à affirmer la tienne, jusqu’au bout nous irons. » J’ai ri tout haut à cette bêtise qui m’était passée par la tête, un rire sardonique à faire peur.

Il ne me restait plus qu’à retirer un à un les meubles que j’avais entassés devant la porte d’entrée – une véritable barricade. Et d’affronter l’inconnu. Je fermai les yeux quelques minutes et, pour me donner de la force, me remémorai les nocturnes tristes et déchirants de Gabriel Fauré. J’étais prêt.

À peine avais-je mis le pied dans le couloir qu’un imposant salopard vêtu de noir se jeta sur moi dans un rugissement. Je le repris de volée avec mon sabre tenu à deux mains avec toute la puissance possible dans mon coup, ce qui fit que la tête de mon agresseur que je venais de trancher, après avoir dodeliné une micro-seconde, tomba sur le sol dans un éclair ensanglanté et dévala l’escalier tel le ballon échappé des mains d’un enfant.

Ce n’était que le début, bien sûr. D’autres épreuves, bien plus conséquentes, m’attendaient. Le destin s’amuse des hommes. Tenir le temps qu’il faut. Mais de toute façon, c’est le temps qui nous emporte tous sur son dos.

© Gilles Vidal, avril 2020

Chronique d'une grève interminable

Par Le 22/01/2020

Je ne savais pas que les grèves du 5 décembre allaient avoir un tel effet sur ma vie, qu’elles me prendraient en otage et me mettraient le moral dans les chaussettes. Les stations fermées de Porte de Bagnolet, Gambetta, Pelleport, Saint-Fargeau et Porte de Lilas me procuraient le sentiment étrange de vivre une sale époque avec son lot de mutations imprévisibles et de violences urbaines. Le pays me donnait de plus en plus l’impression d’être un vieil avion piloté par des fous dangereux qui le poussaient sciemment dans une zone de grandes turbulences histoire de le précipiter dans les abysses du chaos. Semaine après semaine, le mouvement durcissait, chacun campait sur ses positions, et un éventuel retour à l’état qu’on qualifiait de normal relevait désormais du miracle.
Privé du métro, mon unique moyen de transport à Paris, je ne savais plus que faire de mon passe Navigo senior 5 zones. Quelques bus de la RATP roulaient encore, mais ils étaient tellement bondés, et sentaient à ce point toute la misère humaine qu’on leur préférait la marche à pied, même si on avait une dizaine de kilomètres à parcourir sous un ciel lourd et menaçant. Quand on me demandait comment je me débrouillais avec ces grèves, je répondais, non sans une flagrante ironie, que je n’avais aucun problème pour me déplacer, que le ciel était toujours bleu et que les oiseaux chantaient l’Internationale dans les bosquets. Je poursuivais en affirmant que marcher, galérer des heures durant sur les trottoirs noirs de monde ou attendre sur les quais du métro, tout cela n’était pas pour moi. Dans un élan de générosité syndicale, le camarade Martinez, Philippe pour les intimes, de la CGT, m’avait fait cadeau de deux poils de sa moustache. Dès que je les frottais l’un contre l’autre, je trouvais devant moi les ailes déployées, immenses et puissantes, de Simorgh, l’oiseau des contes merveilleux de mon Orient si peu glorieux par les temps qui courent. Je n’avais alors qu’à formuler mon vœu et je me trouvais à destination en un clin d’œil.
Au fil des jours et des semaines, la situation empirait, s’envenimait. Les cégétistes proféraient la menace à peine voilée de lancer une grève générale, qui reviendrait à la paralysie totale des infrastructures du pays. Ils avaient d’ailleurs entamé des opérations coup de poing en coupant l’électricité sur certains quartiers et en bloquant l’accès des raffineries. Le dialogue social n’avait jamais été le point fort des syndicats français, en particulier lorsque la CGT menait la danse. Quant aux gouvernements qui se succédaient, c’était bonnet blanc et blanc bonnet. Macérant dans la sauce de l’inanité, ils pratiquaient tous le même laxisme et jouaient la carte du pourrissement.
Dans mon entourage, certains jubilaient à la vue des moustaches de Philippe Martinez à la télé ou en tête des manifestations. Le soir, ils faisaient de beaux rêves pleins de slogans appelant à la reconduite et même à la pérennisation de la grève. D’autres, comme moi, faisaient des cauchemars toutes les nuits et pourtant, beaucoup des revendications syndicales étaient justes et mettraient un peu de beurre dans mes épinards de retraité déclassé. Selon moi, c’était une question de principe et la fin ne devait en aucun cas justifier les moyens. Je n’aimais pas qu’on nous prenne, qu’on me prenne, en otage dans une ville où je ne pouvais plus bouger, une ville que je commençais à détester, et moi-même avec.
Chaque soir, vautré sur mon canapé, la télécommande à la main, je me plaçais devant les chaînes d’information en continu et assistais alors à l’hystérie collective, la débandade du bon sens. Les intervenants donnaient l’impression de débattre avec courtoisie sur la retraite, le régime universel, l’âge pivot, le pourcentage des grévistes, mais c’était de la poudre aux yeux, un dialogue de sourds. Briefé en amont par les spécialistes de leur camp, chacun ergotait, débitant le même discours et se bouchant les oreilles aux arguments et statistiques du camp opposé. Les faux débats étaient assez régulièrement interrompus par la niaiserie de spots publicitaires mensongers ventant les qualité des voitures françaises, des mutuelles parmi les plus avantageuses et des barres chocolatées. Ce qui m’intéressait, c’était les prévisions du trafic de la RATP et elles restaient chaque soir presque inchangées. Les deux lignes automatiques, la 1 et la 14, fonctionnaient normalement, mais, munie de bâtons de fumigène, la CGT faisait sporadiquement des raids sur les quais dans l’intention de les bloquer aussi. Certaines lignes fonctionnaient, mais mal, très mal, et uniquement aux heures de pointe. Celles de mon quartier restaient hermétiquement closes, cadenassées, verrouillées.
 Au réveillon de Noël, je me suis ennuyé chez moi comme un rat mort. Pour la Saint-Sylvestre, j’ai été sauvé par un ami habitant tout près de la place Édith Piaf, la chanteuse qui voulait voir le monde en rose et qui avait passé sa vie à encaisser les coups bas des hommes. Nous étions sept autour d’une jolie table ronde couverte d’une nappe rouge à nous régaler d’un couscous boulettes, agneau et merguez préparé par un Séfarade natif de Bab-el-Oued et sa femme ashkénaze. Comme il fallait s’y attendre, la conversation a longuement roulé sur le bras de fer entre les syndicats et le gouvernement. Ce qui m’a le plus surpris, c’est que tout le monde semblait approuver les revendications,  et même les méthodes que je trouvais si peu démocratiques des grévistes. On reprochait au gouvernement de vivre dans une bulle et de fermer les yeux devant le spectacle de la détresse grandissante de la population.
Quand ce fut mon tour de donner mon avis, je me suis d’abord plaint de me sentir pris en otage, et puis il y avait là quelque chose que je ne comprenais pas. Quand on élisait un candidat à la présidence de la République, on élisait avec lui son programme politique et social. A ma connaissance, on savait d’où venait le président actuel et où il voulait en venir avec sa suffisance. On devait malgré tout lui laisser la possibilité d’aller jusqu’au bout de son mandat, sans lui mettre continuellement des bâtons dans les roues. Si l’on n’était pas content de lui, on pouvait l’éjecter lors des prochaines élections présidentielles. L’Oriental qui sommeillait en moi s’était réveillé avec le vin rouge et le champagne. J’ai conclu alors avec une parabole à la fois acerbe et croustillante.
« Quand le bon Dieu a créé le monde, les Anglais, les Allemands, les Espagnols et les Italiens ont demandé à le voir. Omniscient, le bon Dieu savait la raison de leur mécontentement, mais il a joué le jeu. Alors chaque nation a dit dans sa langue que ce n’était pas juste que le bon Dieu ait tout donné à la France en la créant comme un paradis sur terre, ce qui n’était pas le cas pour leur pays respectif. Il l’avait dotée du mont Blanc, la plus haute montagne en Europe, de la Côte d’Azur, des Champs-Élysées, la plus belle avenue au monde et bien sûr de la tour Eiffel, qui attirait chaque année des millions de visiteurs.
« Tout en les écoutant, le bon Dieu caressait la pointe de sa longue barbe blanche et souriait sous cape. Puis, sa sentence est tombée : “Je comprends votre requête, vous les Anglais, les Allemands, les Espagnols et les Italiens. Mais attendez un peu, car je n’ai pas encore créé les Français… et leurs grèves.” »  
Fawaz Hussain

Fawaz Hussain est l’auteur de plusieurs romans dont Les Sables de Mésopotamie (Seuil-Points 2016), Le Rêveur des bords du Tigre (les Escales, 2017) Le Syrien du septième étage (le Serpent à Plumes, 2018) et Le Kurde qui regardait passer les nuages (Zinédi, 2019).