"Ma vie est tout ce que j'ai", nouvelle de Gilles Vidal

Par Le 03/05/2020

Dans Blog des auteurs de Zinédi

Nouvelle de confinement proposée par Gilles Vidal : « Ma vie est tout ce que j’ai »

Au réveil, je baignais littéralement dans mon jus, le tee-shirt me collait au-dessus des omoplates, trempant les cheveux gras qui retombaient sur ma nuque, et une odeur vinaigrée entêtante qui provenait de mon corps semblait saturer l’air ambiant. En voulant pivoter sur moi-même pour m’asseoir au bord du lit, je ripai et me retrouvai au sol, me faisant mal au passage au genou qui avait frappé le parquet où un troupeau de moutons de poussière ne sommeillait que d’un œil. Je me relevai difficilement et me traînai vers la douche avant de me souvenir, comme à chaque fois, qu’il ne fallait plus utiliser d’eau jusqu’à nouvel ordre – même pas pour se laver (si on tenait à sa peau). L’État ayant mis la clé sous la porte, il ne restait plus grand-chose en fait qui fonctionnait : quelques heures d’électricité par jour au coup par coup qu’il fallait mettre au maximum à profit, un internet intermittent, voire chevrotant – quant au téléphone mobile, il marchait encore quand on avait la chance d’avoir le bon opérateur et de l’argent sur son compte en banque.

Dans l’appartement oppressant, c’était aussi la fin. La fin des haricots. Ayant épuisé toutes mes ressources, je ne pouvais plus rester, il me fallait partir. Pour de bon. Et ce n’était pas à proprement parler un déconfinement (on en avait tant parlé, des semaines et des mois durant, plus d’un an même, comme étant imminent, que finalement il n’était jamais venu ce déconfinement, remplacé par un chaos indescriptible, un carnage, une sorte d’anarchie sans nom faite d’émeutes, d’incendies, de viols, de meurtres, et j’en passe).

Je versai le fond de mon avant-dernière bouteille d’eau dans la machine à capsule et me fit couler un jus bien noir. Eh oui, plus d’eau à boire, à part celle que j’emmènerais avec moi. Pareil pour la bouffe. Que dalle.

Tout en sirotant mon café, j’ai repoussé l’épais double rideau et j’ai jeté un œil par la fenêtre de la cuisine. En faisant gaffe, comme toujours, même si toutes les fenêtres de l’immeuble en face étaient aveugles, même s’il était inconcevable que l’on me devine (mais je ne savais pas ce qui se tramait derrière ces murs, combien d’apprentis snipers s’y trouvaient). La rue était déserte pour l’heure. Quelques voitures en travers de la route avaient leurs portières arrachées, des pillards avaient abandonné ce qui ressemblait à des hardes le long des trottoirs. Hier, il y avait plus d’agitation : quelques ombres floues apparaissaient brusquement sous une porte cochère ou au bas de caisse d’une auto pour disparaître aussitôt par un tour de passe-passe sidérant – de quelle engeance étaient constituées ces ombres ? Je ne sais. Quelques drones, aussi, étaient venus fouiner comme des mouches à merde sans toutefois qu’un de ces hélicoptères vautours lourdement armés ne vienne menacer le quartier comme c’était souvent le cas après leur passage. J’avais également observé deux chiens efflanqués se battre sauvagement pour un morceau de viande sanguinolent dont l’origine semblait indécise (animale, humaine ?). D’autres chiens avaient hurlé au loin des heures durant comme des loups, à plusieurs rues de là, à vous glacer les sangs.

Je me suis ensuite minutieusement préparé, comme un homme part au combat. Sur le sentier de la guerre, mais sans tunique cousue de perles, de colliers en os ou de peintures au visage. Rien que du solide, de l’épais, lames affûtées aux pointes des godillots, gants avec armature, minerve, mentonnière et genouillères de protection, masque à filtres interchangeables, casque de motard, couteau japonais à la hanche gauche et le Manurhin MR73 que j’avais hérité du grand-père, nettoyé, huilé et chargé jusqu’à la gueule à la hanche droite. Sans oublier le sabre court dont j’avais aiguisé la lame durant de longues heures.

J’ai pris mes papiers d’identité aussi, et deux cartes bancaires sans savoir si elles fonctionnaient encore. C’était comme pour ma femme : était-elle encore vivante ? Et mon fils se trouvait-il encore avec elle ? Il y avait plus de six mois que je n’avais plus de nouvelles, je m’étais fait une raison. Qu’avais-je dit au fait à ma femme quand nous nous étions séparés ? Je n’en avais plus aucun souvenir ; aujourd’hui, je lui dirais peut-être quelque chose dans ce goût-là : « Un jour nous nous retrouverons, ma chère, je te reconnaîtrai et tu me reconnaîtras malgré les années passées, tu m’aideras à reconstruire ma vie et je t’aiderai à affirmer la tienne, jusqu’au bout nous irons. » J’ai ri tout haut à cette bêtise qui m’était passée par la tête, un rire sardonique à faire peur.

Il ne me restait plus qu’à retirer un à un les meubles que j’avais entassés devant la porte d’entrée – une véritable barricade. Et d’affronter l’inconnu. Je fermai les yeux quelques minutes et, pour me donner de la force, me remémorai les nocturnes tristes et déchirants de Gabriel Fauré. J’étais prêt.

À peine avais-je mis le pied dans le couloir qu’un imposant salopard vêtu de noir se jeta sur moi dans un rugissement. Je le repris de volée avec mon sabre tenu à deux mains avec toute la puissance possible dans mon coup, ce qui fit que la tête de mon agresseur que je venais de trancher, après avoir dodeliné une micro-seconde, tomba sur le sol dans un éclair ensanglanté et dévala l’escalier tel le ballon échappé des mains d’un enfant.

Ce n’était que le début, bien sûr. D’autres épreuves, bien plus conséquentes, m’attendaient. Le destin s’amuse des hommes. Tenir le temps qu’il faut. Mais de toute façon, c’est le temps qui nous emporte tous sur son dos.

© Gilles Vidal, avril 2020

 

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