Petite Géographie Vagabonde - 13 suivi de l'épilogue de Martine Gasnier

Mouchette Par Le 24/08/2020

Dans Blog des auteurs de Zinédi

Depuis qu’il s’est installé « Passage de l’Abreuvoir », Léon a conjuré la peur qui le tenaillait de ne pouvoir assouvir son inextinguible soif. De sa fenêtre, il a vue sur le bistrot dont l’enseigne, un cheval de trait pommelé se désaltérant dans une eau courante aux vaguelettes rafraîchissantes le rassure, sauf que lui préfère le zinc et les chopes de bière. Du précieux breuvage il goûte d’abord, yeux clos, la mousse et se sent alors devenir aussi léger qu’elle. Il fait durer ces instants annonciateurs du plaisir presque inavouable qu’il ressentira bientôt, lorsque le liquide d’or coulera en lui. De temps en temps il s’extraira de sa voluptueuse rêverie pour constater que le temps assassin a vidé son verre. Il le fera à nouveau remplir pour montrer que rien ne peut avoir raison de sa détermination à rejoindre de drôles de paradis dont il ne dira rien à ses voisins de comptoir qui voudraient pourtant bien savoir. Sa vie d’avant, il ne s’en souvient pas, juste quelques bribes parfois qui éclairent d’une lumière éblouissante et éphémère sa mémoire endormie, une plage ensoleillée quelque part sur une île trop futile, un rire de femme en réponse à ses mots d’amour et un naufrage un soir de désespérance. Puis sa quête de l’oubli qui lui a laissé le cœur sec, si sec...

ÉPILOGUE
Ainsi vivent les hommes, entre un lieu de hasard, leurs rêves perdus et leurs fantasmes. Certains s’en accommodent et traversent la vie en gardant au fond du cœur l’espoir insensé d’un miracle, accrochés à la promesse d’une aube tout en douceur ou à celle d’une nuit étoilée ; d’autres, plus lucides, ont renoncé. Leur existence se résume à une suite de jours cruels qui les consument, ils savent que seule la mort les délivrera du joug sous lequel ils ploient, mais ils continuent à vaquer, pauvres hères, à leurs vaines occupations pour tenter, malgré tout, d’échapper à leur destin. Ceux-là sont des millions à n’habiter nulle part ailleurs qu’enfermés dans une inconsolable douleur. Ils sont nos frères que nous remarquons à peine lorsqu’il nous arrive de traverser, à la hâte, la rue des Martyrs.

Martine Gasnier vous livre chaque lundi un des treize textes formant sa « Petite géographie Vagabonde ».
© Martine Gasnier, juin 2020

martine gasnier