C’est un couvent abandonné sur les quais du fleuve où l’on flâne en songeant à toutes les splendeurs de cette terre toscane que l’on retrouve avec une gourmandise toujours renouvelée. On hésite à y entrer, retenu par la peur du sacrilège que nous commettrons car l’édifice, dès l’abord enseigne l’humilité. Fussions nous mécréants que nous trouverions la foi en pénétrant dans le cloître oublié. L’herbe a remplacé la pelouse, parsemée d’innombrables petites fleurs, elle évoque une tapisserie que l’indifférence des hommes aurait tissée, et la fontaine, réduite à l’état de vestige, a renoncé à sa mission purificatrice. Aucune monacale silhouette ne déambule plus sous la galerie où l’on a entreposé des témoignages archéologiques comme autant de veilleurs qui nous appelleraient à la vigilance ; des sarcophages gréco-romains y voisinent avec des chapiteaux chrétiens, les uns racontent rites païens et conquêtes, les autres des scènes évangéliques mais tous disent d’où nous venons et à quelles sources nous nous sommes abreuvés pour bâtir une civilisation qui agonise par manque de soins. Un étrange sentiment de culpabilité nous assaillit à la pensée que nous pourrions nous-mêmes en être les bourreaux. Avec une précaution qui touche au respect, nous poussons une lourde porte et gravissons un escalier, certains d’accomplir là un miracle. En haut, nous découvrons une salle plongée dans la pénombre et remplie d’une armée de mâts dressés vers la voûte. Les yeux, interdits, doivent s’habituer avant de comprendre que l’on est là au royaume de la mort et que c’est la figure du Christ qui nous y accueille. Alors brisés par l'émotion, on s’assied pour passer un moment auprès du supplicié tant aimé des peintres quand ils mettaient de l’or sur leurs tableaux et s’élevaient au rang du divin. Malgré l’horreur de la scène, on n’échappe pas au sentiment de plénitude qui envahit ce sanctuaire où le prophète devient victime sacrificielle. Torturé par une insupportable souffrance, son visage se fait le symbole de toutes les barbaries subies, et le sang qui jaillit de son flanc nous éclabousse jusque dans nos illusions d’une possible bonté humaine. Parfois, comme un antidote à tant de désespoir, il arrive que la face du martyr nous soit offerte porteuse d’une sérénité qui fréquente déjà l’au-delà. Ses yeux sont désormais clos sur un rêve qui a enfin pris corps et, de sa bouche entr’ouverte, on entend s’échapper d’ultimes paroles d’amour. On aimerait caresser sa longue chevelure ondulée à la douceur presque féminine pour le consoler du mépris de la foule haineuse et de la lâcheté du procurateur romain. On s’aperçoit qu’il est trop tard et notre impuissance résonne en nous comme une malédiction. Perdus au milieu de ces croix rassemblées, nous demeurons silencieux, des souvenirs renaissent que nous croyions oubliés, nous retrouvons l’odeur du buis que, le jour des Rameaux, nous déposions sur les tombes et les rites religieux enténébrés de la Semaine Sainte jusqu’à la résurrection. Dehors le soleil brille et les promeneurs s’attardent aux terrasses des cafés, nous irons les rejoindre plus tard, quand la voix d’un gardien pressé nous intimera l’ordre de rejoindre le monde et que nous serons sûrs de pouvoir, à nouveau, l’affronter.
Extrait de Carnets d’Italie, Souvenir du couvent San Matteo de Pise, © Martine Gasnier.
© Photos Christian Gasnier