La nuit tombée, sous la lumière des projecteurs, la place se fait décor pour un théâtre de la déraison. On se laisse emporter dans un tourbillon baroque d'anges potelés jouant à se parer de guirlandes de fleurs en compagnie de créatures fantastiques échappées de mythologies plurielles. On se perd dans les plis d'étoffes minérales que revêtent de jeunes femmes sensuelles prêtes à tous les plaisirs. Demeuré dans l'ombre quelque démon tentateur murmure des promesses d'éternité auxquelles on croit soudain parce qu'une force a miraculeusement aboli le temps que l'horloge du campanile continue de rythmer, en vain. On s'est absenté sans le vouloir vraiment de la réalité. Il flotte dans notre mémoire des bribes de souvenirs confondus en un même songe. C'est le prélude d'un opéra dont les notes emplissent la nuit, des mots oubliés qui renaissent, des sourires ressuscités. On succombe à une joie inconnue et l'on poursuit une errance que l'on souhaiterait sans fin. Les promeneurs, rares à cette heure tardive, ne sont plus que des silhouettes fantomatiques et muettes traversant notre rêve sans le déranger. Nous sommes étrangers à tout ce qui n'est pas la beauté troublante que nos yeux avides dévorent pour la garder comme un trésor au fond du cœur. Où serons-nous demain ? Ailleurs sans doute car la vie n'offre que peu de répit. Bientôt, elle nous arrachera à ces instants d'absolu pour nous réapprendre la vie ordinaire, celle qui fait baisser la tête en s'excusant de tout. L'urgence s'impose alors de rassasier nos sens et d'y puiser la certitude que rien n'est encore perdu. Nous quitterons les lieux rassérénés pour nous enfoncer dans les rues désertes bordées de palais aux façades richement ornées. Les cariatides en sont le fleuron. Déesses sculptées dans la pierre si tendre qui habille la ville de sa couleur de miel, hommes à la musculature puissante, capables de supporter le poids des siècles destructeurs. On s'arrête pour entendre leur histoire toute bruissante de fêtes et d'intrigues. Et dans ce bienheureux tête à tête, nous formulons déjà le vœu du retour pour conjurer la douleur d'un inévitable adieu à la cité sortilège.
Extrait de Carnets d'Italie ©Martine Gasnier