carnets d'Italie

Jardin villa garzoni 1

Un jardin enchanté (villa Garzoni)

Par Le 12/02/2021

Dans le grand jardin qui dévale la colline, à l’ombre de ces arbres mythiques qui ne s’épanouissent que sous les caresses d’un soleil amoureux, on rencontre un peuple étrange dont la vie s’est figée il y a bien longtemps. Alignés sur des fenêtres ouvertes dans une haie de buis, des bustes d'empereurs romains tentent de défier le temps en rappelant au promeneur leur empire perdu. On peine à les nommer parce que notre souvenir s’est émoussé et qu’une certaine confusion s’est établie entre eux. On essaie de reconnaître les plus célèbres, ceux qui se distinguèrent par leurs vertus ou leurs vices et survécurent ainsi à l’oubli. Ils sont là, devant nous, outragés par les saisons, amputés d’une oreille ou du nez, la lèvre fendue et désormais privés de leurs yeux. Leur pouvoir s’en est allé comme toutes les vanités humaines. Ils ne sont plus que les vestiges d’une Antiquité de pacotille, celle des péplums et du mélodrame qui fait pleurer dans les chaumières. On s’attarde quelques instants, pris d’une singulière pitié. Puis sans y prendre garde, on s’éloigne, déjà oublieux des Césars parce qu’un oiseau s’est mis à chanter, nous ramenant à la réalité bien douce d’une promenade enchantée. On écoute bruire la nature, on s’arrête pour regarder un papillon en habit de bal se poser sur une fleur intimidée par tant d’éclat et l’on parvient, en musardant, à la grotte où s’abriter de la chaleur sera notre récompense. De vasques de marbre surgissent des animaux marins, chevaux hennissants et poissons joufflus guidés par Neptune accompagné de naïades. On s’attend à jouir du spectacle désaltérant de l’eau, on s’apprête à en écouter le murmure quand on s’aperçoit que cet univers aquatique n’est plus qu’un mirage. La bouche des bêtes s’est asséchée, elles n’ont plus rien à offrir aux bassins devenus inutiles. Là où naguère coulait la vie, règne aujourd’hui la mort. Mais, étrangement on ne cherche pas à fuir. On s’assied sur un muret incrusté de coquillages et on donne libre cours au vagabondage de son esprit. Des âmes s’envolent vers des rendez-vous dont nous ne saurons rien. On les interpelle pour savoir qui elles sont. Notre prière reste sans réponse. Alors on sort et, par les allées où l’ombre est avare de ses bienfaits, on rejoint les bassins en terrasse qu’alimente une redoutable Renommée soufflant dans sa trompette. Elle annonce, à qui veut l’entendre, les mérites des uns, les turpitudes des autres, avec une jouissance toujours renouvelée. Aucune trace de fatigue ne se lit sur ses traits et la passion qui l’anime demeure intacte. Elle ne sera jamais vieille. On se tient à ses pieds en songeant que, par son souffle tout puissant, elle pourrait anéantir nos efforts de vertu. Drôle de messagère qui érige des piédestaux pour mieux les faire tomber quand l’envie lui en prend. Dans la lumière d’or, elle apparaît comme la maîtresse de nos destinées et nous en sommes troublés mais pas inquiets. Il règne sur le jardin un enchantement qui nous soustrait à toute crainte. Ici le mot réputation a perdu son sens. Le monde tel qu’il va n’en franchira jamais la grille.

Extrait de Carnets d'Italie ©Martine Gasnier

Jardin villa garzoni 1Jardin villa garzoni 2Jardin villa garzoni 3

Lecce -vue de nuit

Un soir à Lecce par Martine Gasnier

Par Le 26/01/2021

La nuit tombée, sous la lumière des projecteurs, la place se fait décor pour un théâtre de la déraison. On se laisse emporter dans un tourbillon baroque d'anges potelés jouant à se parer de guirlandes de fleurs en compagnie de créatures fantastiques échappées de mythologies plurielles. On se perd dans les plis d'étoffes minérales que revêtent de jeunes femmes sensuelles prêtes à tous les plaisirs. Demeuré dans l'ombre quelque démon tentateur murmure des promesses d'éternité auxquelles on croit soudain parce qu'une force a miraculeusement aboli le temps que l'horloge du campanile continue de rythmer, en vain. On s'est absenté sans le vouloir vraiment de la réalité. Il flotte dans notre mémoire des bribes de souvenirs confondus en un même songe. C'est le prélude d'un opéra dont les notes emplissent la nuit, des mots oubliés qui renaissent, des sourires ressuscités. On succombe à une joie inconnue et l'on poursuit une errance que l'on souhaiterait sans fin. Les promeneurs, rares à cette heure tardive, ne sont plus que des silhouettes fantomatiques et muettes traversant notre rêve sans le déranger. Nous sommes étrangers à tout ce qui n'est pas la beauté troublante que nos yeux avides dévorent pour la garder comme un trésor au fond du cœur. Où serons-nous demain ? Ailleurs sans doute car la vie n'offre que peu de répit. Bientôt, elle nous arrachera à ces instants d'absolu pour nous réapprendre la vie ordinaire, celle qui fait baisser la tête en s'excusant de tout. L'urgence s'impose alors de rassasier nos sens et d'y puiser la certitude que rien n'est encore perdu. Nous quitterons les lieux rassérénés pour nous enfoncer dans les rues désertes bordées de palais aux façades richement ornées. Les cariatides en sont le fleuron. Déesses sculptées dans la pierre si tendre qui habille la ville de sa couleur de miel, hommes à la musculature puissante, capables de supporter le poids des siècles destructeurs. On s'arrête pour entendre leur histoire toute bruissante de fêtes et d'intrigues. Et dans ce bienheureux tête à tête, nous formulons déjà le vœu du retour pour conjurer la douleur d'un inévitable adieu à la cité sortilège.

Extrait de Carnets d'Italie ©Martine Gasnier

Lecce -vue de nuitLecce - cariatideLecce - détail

Matera 1

Matera par Martine Gasnier

Par Le 09/11/2020

Il faut venir à Matera quand les touristes, pressés d’en finir avec l'histoire, seront repartis vers des horizons plus aimables. Car le spectacle des sassi, accrochés au flanc des ravins n'est pas de ceux que l'on effleure dans l'insouciance de vacances organisées. Serrées les unes contre les autres, les petites maisons creusées dans la roche sur plusieurs étages offrent au voyageur un décor hallucinant qu'il devra contempler, sans hâte, le cœur libre de toute entrave. Et, s'il est attentif, il entendra les pierres lui parler d'un passé où la misère et la malaria faisaient de la ville rupestre un enfer dantesque. Alors surgiront des images de familles entassées dans un seule pièce au sol de terre battue, qu'elles partagent avec poules et cochons à la recherche de leur pitance. Presque tous sont des paysans sans terre devenus journaliers pour quelques sous dérisoires. De nombreux enfants livrés à eux-mêmes, envahissent les rues, formant des groupes distincts. Les plus vaillants jouent et leurs rires miraculeux résonnent comme un bienfait de la Providence. Les autres restent assis dans la poussière, le regard perdu dans un rêve trop grand pour eux. Sous les haillons, les membres décharnés tutoient la mort. La honte de l'Italie est là, sur cette terre où la miséricorde divine n'est jamais descendue. Lorsqu'il aura écouté le récit jusqu'au bout, l'étranger sera prêt à errer dans le dédale des ruelles. Il y rencontrera de misérables fantômes en quête d'éternité et de silence et fera taire les bavardages des hordes d'envahisseurs. Ce que l'on trouve là n'a rien à voir avec la séduction des magazines. C'est d'autre chose qu'il s'agit, d'une beauté infernale qui nous rend muets de stupeur et nous incite au recueillement.

Extrait de Carnets d'Italie © Martine Gasnier

Matera 1Matera 2

Cloitre san matteo 1

San Matteo par Martine Gasnier

Par Le 01/10/2020

C’est un couvent abandonné sur les quais du fleuve où l’on flâne en songeant à toutes les splendeurs de cette terre toscane que l’on retrouve avec une gourmandise toujours renouvelée. On hésite à y entrer, retenu par la peur du sacrilège que nous commettrons car l’édifice, dès l’abord enseigne l’humilité. Fussions nous mécréants que nous trouverions la foi en pénétrant dans le cloître oublié. L’herbe a remplacé la pelouse, parsemée d’innombrables petites fleurs, elle évoque une tapisserie que l’indifférence des hommes aurait tissée, et la fontaine, réduite à l’état de vestige, a renoncé à sa mission purificatrice. Aucune monacale silhouette ne déambule plus sous la galerie où l’on a entreposé des témoignages archéologiques comme autant de veilleurs qui nous appelleraient à la vigilance ; des sarcophages gréco-romains y voisinent avec des chapiteaux chrétiens, les uns racontent rites païens et conquêtes, les autres des scènes évangéliques mais tous disent d’où nous venons et à quelles sources nous nous sommes abreuvés pour bâtir une civilisation qui agonise par manque de soins. Un étrange sentiment de culpabilité nous assaillit à la pensée que nous pourrions nous-mêmes en être les bourreaux. Avec une précaution qui touche au respect, nous poussons une lourde porte et gravissons un escalier, certains d’accomplir là un miracle. En haut, nous découvrons une salle plongée dans la pénombre et remplie d’une armée de mâts dressés vers la voûte. Les yeux, interdits, doivent s’habituer avant de comprendre que l’on est là au royaume de la mort et que c’est la figure du Christ qui nous y accueille. Alors brisés par l'émotion, on s’assied pour passer un moment auprès du supplicié tant aimé des peintres quand ils mettaient de l’or sur leurs tableaux et s’élevaient au rang du divin. Malgré l’horreur de la scène, on n’échappe pas au sentiment de plénitude qui envahit ce sanctuaire où le prophète devient victime sacrificielle. Torturé par une insupportable souffrance, son visage se fait le symbole de toutes les barbaries subies, et le sang qui jaillit de son flanc nous éclabousse jusque dans nos illusions d’une possible bonté humaine. Parfois, comme un antidote à tant de désespoir, il arrive que la face du martyr nous soit offerte porteuse d’une sérénité qui fréquente déjà l’au-delà. Ses yeux sont désormais clos sur un rêve qui a enfin pris corps et, de sa bouche entr’ouverte, on entend s’échapper d’ultimes paroles d’amour. On aimerait caresser sa longue chevelure ondulée à la douceur presque féminine pour le consoler du mépris de la foule haineuse et de la lâcheté du procurateur romain. On s’aperçoit qu’il est trop tard et notre impuissance résonne en nous comme une malédiction. Perdus au milieu de ces croix rassemblées, nous demeurons silencieux, des souvenirs renaissent que nous croyions oubliés, nous retrouvons l’odeur du buis que, le jour des Rameaux, nous déposions sur les tombes et les rites religieux enténébrés de la Semaine Sainte jusqu’à la résurrection. Dehors le soleil brille et les promeneurs s’attardent aux terrasses des cafés, nous irons les rejoindre plus tard, quand la voix d’un gardien pressé nous intimera l’ordre de rejoindre le monde et que nous serons sûrs de pouvoir, à nouveau, l’affronter.

Extrait de Carnets d’Italie, Souvenir du couvent San Matteo de Pise, © Martine Gasnier.

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© Photos Christian Gasnier