fawaz hussain

Chronique d'une grève interminable

Par Le 22/01/2020

Je ne savais pas que les grèves du 5 décembre allaient avoir un tel effet sur ma vie, qu’elles me prendraient en otage et me mettraient le moral dans les chaussettes. Les stations fermées de Porte de Bagnolet, Gambetta, Pelleport, Saint-Fargeau et Porte de Lilas me procuraient le sentiment étrange de vivre une sale époque avec son lot de mutations imprévisibles et de violences urbaines. Le pays me donnait de plus en plus l’impression d’être un vieil avion piloté par des fous dangereux qui le poussaient sciemment dans une zone de grandes turbulences histoire de le précipiter dans les abysses du chaos. Semaine après semaine, le mouvement durcissait, chacun campait sur ses positions, et un éventuel retour à l’état qu’on qualifiait de normal relevait désormais du miracle.
Privé du métro, mon unique moyen de transport à Paris, je ne savais plus que faire de mon passe Navigo senior 5 zones. Quelques bus de la RATP roulaient encore, mais ils étaient tellement bondés, et sentaient à ce point toute la misère humaine qu’on leur préférait la marche à pied, même si on avait une dizaine de kilomètres à parcourir sous un ciel lourd et menaçant. Quand on me demandait comment je me débrouillais avec ces grèves, je répondais, non sans une flagrante ironie, que je n’avais aucun problème pour me déplacer, que le ciel était toujours bleu et que les oiseaux chantaient l’Internationale dans les bosquets. Je poursuivais en affirmant que marcher, galérer des heures durant sur les trottoirs noirs de monde ou attendre sur les quais du métro, tout cela n’était pas pour moi. Dans un élan de générosité syndicale, le camarade Martinez, Philippe pour les intimes, de la CGT, m’avait fait cadeau de deux poils de sa moustache. Dès que je les frottais l’un contre l’autre, je trouvais devant moi les ailes déployées, immenses et puissantes, de Simorgh, l’oiseau des contes merveilleux de mon Orient si peu glorieux par les temps qui courent. Je n’avais alors qu’à formuler mon vœu et je me trouvais à destination en un clin d’œil.
Au fil des jours et des semaines, la situation empirait, s’envenimait. Les cégétistes proféraient la menace à peine voilée de lancer une grève générale, qui reviendrait à la paralysie totale des infrastructures du pays. Ils avaient d’ailleurs entamé des opérations coup de poing en coupant l’électricité sur certains quartiers et en bloquant l’accès des raffineries. Le dialogue social n’avait jamais été le point fort des syndicats français, en particulier lorsque la CGT menait la danse. Quant aux gouvernements qui se succédaient, c’était bonnet blanc et blanc bonnet. Macérant dans la sauce de l’inanité, ils pratiquaient tous le même laxisme et jouaient la carte du pourrissement.
Dans mon entourage, certains jubilaient à la vue des moustaches de Philippe Martinez à la télé ou en tête des manifestations. Le soir, ils faisaient de beaux rêves pleins de slogans appelant à la reconduite et même à la pérennisation de la grève. D’autres, comme moi, faisaient des cauchemars toutes les nuits et pourtant, beaucoup des revendications syndicales étaient justes et mettraient un peu de beurre dans mes épinards de retraité déclassé. Selon moi, c’était une question de principe et la fin ne devait en aucun cas justifier les moyens. Je n’aimais pas qu’on nous prenne, qu’on me prenne, en otage dans une ville où je ne pouvais plus bouger, une ville que je commençais à détester, et moi-même avec.
Chaque soir, vautré sur mon canapé, la télécommande à la main, je me plaçais devant les chaînes d’information en continu et assistais alors à l’hystérie collective, la débandade du bon sens. Les intervenants donnaient l’impression de débattre avec courtoisie sur la retraite, le régime universel, l’âge pivot, le pourcentage des grévistes, mais c’était de la poudre aux yeux, un dialogue de sourds. Briefé en amont par les spécialistes de leur camp, chacun ergotait, débitant le même discours et se bouchant les oreilles aux arguments et statistiques du camp opposé. Les faux débats étaient assez régulièrement interrompus par la niaiserie de spots publicitaires mensongers ventant les qualité des voitures françaises, des mutuelles parmi les plus avantageuses et des barres chocolatées. Ce qui m’intéressait, c’était les prévisions du trafic de la RATP et elles restaient chaque soir presque inchangées. Les deux lignes automatiques, la 1 et la 14, fonctionnaient normalement, mais, munie de bâtons de fumigène, la CGT faisait sporadiquement des raids sur les quais dans l’intention de les bloquer aussi. Certaines lignes fonctionnaient, mais mal, très mal, et uniquement aux heures de pointe. Celles de mon quartier restaient hermétiquement closes, cadenassées, verrouillées.
 Au réveillon de Noël, je me suis ennuyé chez moi comme un rat mort. Pour la Saint-Sylvestre, j’ai été sauvé par un ami habitant tout près de la place Édith Piaf, la chanteuse qui voulait voir le monde en rose et qui avait passé sa vie à encaisser les coups bas des hommes. Nous étions sept autour d’une jolie table ronde couverte d’une nappe rouge à nous régaler d’un couscous boulettes, agneau et merguez préparé par un Séfarade natif de Bab-el-Oued et sa femme ashkénaze. Comme il fallait s’y attendre, la conversation a longuement roulé sur le bras de fer entre les syndicats et le gouvernement. Ce qui m’a le plus surpris, c’est que tout le monde semblait approuver les revendications,  et même les méthodes que je trouvais si peu démocratiques des grévistes. On reprochait au gouvernement de vivre dans une bulle et de fermer les yeux devant le spectacle de la détresse grandissante de la population.
Quand ce fut mon tour de donner mon avis, je me suis d’abord plaint de me sentir pris en otage, et puis il y avait là quelque chose que je ne comprenais pas. Quand on élisait un candidat à la présidence de la République, on élisait avec lui son programme politique et social. A ma connaissance, on savait d’où venait le président actuel et où il voulait en venir avec sa suffisance. On devait malgré tout lui laisser la possibilité d’aller jusqu’au bout de son mandat, sans lui mettre continuellement des bâtons dans les roues. Si l’on n’était pas content de lui, on pouvait l’éjecter lors des prochaines élections présidentielles. L’Oriental qui sommeillait en moi s’était réveillé avec le vin rouge et le champagne. J’ai conclu alors avec une parabole à la fois acerbe et croustillante.
« Quand le bon Dieu a créé le monde, les Anglais, les Allemands, les Espagnols et les Italiens ont demandé à le voir. Omniscient, le bon Dieu savait la raison de leur mécontentement, mais il a joué le jeu. Alors chaque nation a dit dans sa langue que ce n’était pas juste que le bon Dieu ait tout donné à la France en la créant comme un paradis sur terre, ce qui n’était pas le cas pour leur pays respectif. Il l’avait dotée du mont Blanc, la plus haute montagne en Europe, de la Côte d’Azur, des Champs-Élysées, la plus belle avenue au monde et bien sûr de la tour Eiffel, qui attirait chaque année des millions de visiteurs.
« Tout en les écoutant, le bon Dieu caressait la pointe de sa longue barbe blanche et souriait sous cape. Puis, sa sentence est tombée : “Je comprends votre requête, vous les Anglais, les Allemands, les Espagnols et les Italiens. Mais attendez un peu, car je n’ai pas encore créé les Français… et leurs grèves.” »  
Fawaz Hussain

Fawaz Hussain est l’auteur de plusieurs romans dont Les Sables de Mésopotamie (Seuil-Points 2016), Le Rêveur des bords du Tigre (les Escales, 2017) Le Syrien du septième étage (le Serpent à Plumes, 2018) et Le Kurde qui regardait passer les nuages (Zinédi, 2019).