Couverture du roman "L'enchanteur et illustrissime gâteau café-café d'Irina Sasson représentant un paysage sud-américainL’enchanteur et illustrissime gâteau café-café d’Irina Sasson

Extrait du roman de Joëlle Tiano-Moussafir

Chapitre I

Certaines dames de Batenda s’étaient crues très malignes en remplaçant par une cuillère à bouche d’extrait de café la tasse de moka. Elles s’étaient simplifié la vie... Mais si elles y gagnaient en temps : ajouter une cuillère d’extrait de café est quasi instantané, en incorporer une tasse entière au beurre prend un temps infini car les gouttes de café s’obstinent à rouler sur le beurre ramolli et il faut les piéger pour leur faire pénétrer sa masse afin de la parfumer et de l’alléger. Si elles y gagnaient en temps, elles y perdaient bien sûr en arôme et en finesse…
Pas étonnant donc, si personne, jamais, n’avait réussi à égaler le gâteau café-café d’Irina Sasson et la texture inimitable de sa crème.
En effet, la recette avait circulé sous cette forme « rapide ». Alors bien sûr ces dames continuaient de s’extasier sur le gâteau d’Irina lorsqu’elle le servait, au moment du thé, les jours de canasta ou de bridge. Et puis de mauvaises langues avaient répandu le bruit qu’Irina ne donnait jamais ses recettes exactes.

Mais si, tu la leur avais donnée ! Seulement si elles avaient toutes préféré écouter les conseils des paresseuses et avaient fini par oublier la vraie recette, c’était tant pis pour elles !

 Je n’allais quand même pas, vingt-cinq ans après, venir leur rafraîchir la mémoire ! Et puis elles ne m’auraient pas crue quand je leur aurais dit que c’était exactement ce que je leur avais expliqué – ou même écrit ! – à mon arrivée à Batenda.

Chapitre II

Tout le monde n’était pas arrivé en même temps à Batenda. Certains, aventureux, ou las de la vieille Europe, s’y étaient risqués au tout début du XXe siècle, d’autres pendant les années vingt, mais pour la plupart d’entre eux, c’était la menace de la Seconde Guerre mondiale, la montée des fascismes, qui leur avait fait quitter le Vieux Continent, la France souvent, et même Paris-Paname.
Maintenant, dans le très grand âge qui était le sien, Irina veillait à entretenir sa mémoire. Chaque jour, quand elle avait fini de se répéter une phrase, jamais la même, dans les sept langues que sa vie l’avait amenée à parler – il lui fallait parfois des heures pour faire affleurer ce qu’auparavant elle n’avait qu’à cueillir – elle passait au gâteau café-café.

Pour… pour combien de convives au fait ? Il me semble que la recette disait quatre.

Quatre c’était un chiffre de ménagère, de mère de famille de l’entre-deux-guerres.
À cette époque, en France, dans les villes du moins, souvent les familles ne comptaient plus qu’un enfant… Ils étaient des milliers d’enfants à n’être pas nés parce que leur père à venir s’était fait tuer à Verdun ou dans la Somme, et dans les hommes qui restaient, beaucoup n’avaient fait qu’un enfant. Alors un gâteau pour quatre suffisait…

Pour quatre convives, compter… Mais dans le terme de convive flotte un petit parfum de fête… L’idée d’un mangeur à choyer qui sort de l’ordinaire et qu’on veut soigner. Pour un dessert strictement familial d’ailleurs, on fera une tarte aux pommes… ou du riz au lait… Si donc on emploie le mot de convive, c’est bien qu’en plus de la famille, il y a de l’invité dans l’air… S’il y a des invités, cela porte à… voyons, disons six le nombre de convives. Oui, ce doit être ça : pour un gâteau de six convives compter…

Mais c’est ma cousine Lise qui m’avait donné la recette. Sans avoir la folie des grandeurs, Lise adorait recevoir. À Auxerre elle avait révolutionné la vie de son notaire de mari. Il s’était rompu de bonne grâce au goût de sa femme pour les invitations et, avant-guerre, Lise donnait deux dîners par semaine. C’est donc huit bien sûr, huit convives, car les parents de Georges vivaient avec eux et sûrement Lise aurait trouvé indélicat qu’eux quatre soient plus nombreux que ceux qu’ils recevaient. Sans compter que huit était un bon chiffre : il permettait aux conversations de table de ne pas languir et d’être cependant celles de toute la tablée, à chacun de quitter la soirée ayant écouté et l’ayant été.

C’est sa cousine Lise qui, le jour du mariage civil d’Irina, dans l’écrin de la broche – un épi de blé en or – qu’elle lui offrait, avait glissé à l’intérieur d’une petite enveloppe la recette qu’elle ne donnait à personne. Irina avait d’abord cru qu’il s’agissait de souhaits de bonheur et s’était réservé le plaisir de les lire plus tard, lorsque, avec Adriano, voguant vers Batenda, sur le paquebot qui la conduisait de l’autre côté de l’océan, elle aurait de longues heures de loisir. Le soir de la fête donnée à l’occasion du passage de l’équateur, au moment d’accrocher la broche à la robe noire que, jeune mariée, elle avait dorénavant le droit de porter, elle avait eu envie de lire les mots de Lise.

Pour un gâteau de huit convives, comptez trois paquets de biscuits Thé Brun…

Tu avais couru à la cabine d’Adriano, la lettre à la main.

Adriano ! Adriano ! C’est ma cousine, c’est Lise ! Elle me donne sa recette !

Chapitre III

Je n’avais pas choisi Adriano. Pas du tout. Elles étaient rares les jeunes filles de chez nous qui choisissaient leur mari. Un jour, mes parents avaient sans doute trouvé qu’il était temps que je me marie, parce que, ne l’étant pas encore, je bloquais ma sœur cadette. C’était comme ça. On devait se marier dans l’ordre des naissances.

Elle travaillait rue Saint-Honoré dans le magasin de soieries de son beau-frère. Un jour, deux hommes étaient entrés. C’était rare. Ils venaient acheter un coupon d’imprimé. Ils avaient mis un temps fou à choisir : ils hésitaient beaucoup entre une impression cashmere et des pois. L’un était un grand jeune homme brun, très pâle de peau, l’autre un homme plus âgé, petit, à moustache grise.

Le soir au dîner, mon père m’a demandé si, au magasin, nous avions eu la visite de deux messieurs.
— Oui, ai-je répondu, un jeune et un vieux.

Alors tu as entendu ton père dire :
— Le vieux n’a que quarante-cinq ans et tu es fiancée avec lui.

*

La chambre était dans la pénombre comme le plus souvent maintenant. Une fois habillée, car elle demandait à s’habiller tous les jours, Irina avait dû dire à la femme de service de baisser les jalousies pour pouvoir à son aise, une fois assise, les yeux clos, se reposer, rêver, somnoler, ou même s’endormir tout à fait. Il était de plus en plus difficile de distinguer ses différents états de conscience.
Susan s’approcha à nouveau de sa grand-mère. L’ombre des stores lui dérobait ses traits. Pourtant il lui sembla voir sa grand-mère remuer les lèvres.
Elle regardait le vieux corps déversé dans le fauteuil d’osier, un châle mauve en crochet ajusté avec soin sur ses épaules malgré la tiédeur de l’hiver de Batenda, et qui faisait de sa grand-mère la réplique de toutes les vieilles femmes à châle crocheté, comme si, leur époque révolue, le grand âge venu, celles-ci oubliaient ce qu’elles avaient été, leur silhouette, leur beauté parfois, acceptant de n’être plus que ces ombres frileuses oublieuses de leur coquetterie, le désir de tiédeur de douceur de confort pour tout viatique.
Elle regarda les mains de sa grand-mère, abandonnées sur la robe grise mouchetée de petits motifs, gris aussi, comme si avait été perdu l’accès aux couleurs. La matière de ses mains était plissée à l’extrême mais elles avaient été épargnées par les déformations, elles avaient gardé leurs proportions : la paume étroite, les ongles étroits aussi dans des doigts minces, alors que toute la personne de sa grand-mère était maintenant prisonnière d’une chair trop répandue.
Elle prit dans ses mains l’une des mains de sa grand-mère, fit tourner le trop grand bracelet-montre d’homme qui lui cerclait le poignet depuis la mort de grand-père Adriano.
Elle se souvint comme elle aimait jouer avec ses mains, enfant : lui plier et déplier les doigts sans ménagement puis, lui saisissant le poignet, le secouer brutalement et voir la jolie main docile se balancer, transformée en poupée de chiffon. Elle se souvint de son plaisir de petite brute et du bonheur de sa grand-mère, ravie de s’abandonner à sa cruauté de petite fille.
À présent, elle aimait les lui caresser, lentement, se pénétrer de leur si grande douceur qu’elles semblaient s’esquiver sous les siennes.

Irina ne se réveilla pas sous la caresse ; Susan déposa doucement la main sur la robe grise. Sur le seuil de la porte, elle se retourna pour encore une fois regarder la silhouette dans le fauteuil, et elle s’imagina soudain cette gangue se fissurer, craqueler de toutes parts, et s’en échapper, légère comme un papillon, la jeune femme à la robe blanche de l’album de photos.

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