On a brûlé Jeanne Darc
Extrait du roman de Monique Aloujes
1
La photocopieuse ronronne doucement. Debout à côté d’elle, la secrétaire récupère les derniers feuillets du compte rendu d’activité qu’elle a rédigé la veille. Elle en tire toujours un, pour les archives papier. En cas de bug ou de piratage, répond-elle à ceux qui lui disent que c’est inutile, un jour vous risquez d’être contents de les avoir.
Les bruits de la rue parviennent étouffés derrière les fenêtres fermées, quand la porte s’ouvre brutalement et un homme apparaît en criant :
— On a brûlé Jeanne Darc !
La secrétaire s’est immobilisée, sidérée, son paquet de feuilles à la main. Au bout de quelques secondes elle finit par demander :
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Je te dis qu’on a brûlé Jeanne Darc ! On a retrouvé son corps carbonisé dans sa voiture, sur un terrain vague.
La femme se laisse tomber sur une chaise.
— Mon Dieu ! répète-t-elle, mon Dieu ! Mais tu es sûr ?
L’homme lui tend le journal qu’il tient à la main.
— Lis toi-même, Charlotte, c’est bien elle.
Charlotte prend l’article. Tout correspond : le nom de la victime, la marque et la couleur de la voiture qui n’a pas complètement brûlé, il y a peu de place pour le doute.
La secrétaire est bouleversée.
— Je trouvais bizarre qu’elle ne se soit pas manifestée depuis plus de cinq jours. Mais comme elle avait dit qu’elle partait en week-end, je pensais qu’elle avait voulu le prolonger. Tu ne sais rien de plus ?
— Non, dit Charles, je vais essayer de me renseigner.
2
L’officier de police Dupetitchemin attend dans le bureau du commissaire que celui-ci ait fini de se battre avec son ordinateur. Le commissaire Martin a des problèmes avec le logiciel qu’on vient de lui installer et secoue un peu fort son clavier qui n’y est pour rien. Enfin, de guerre lasse, il abandonne la partie et se tourne vers le lieutenant :
— Une femme a été retrouvée brûlée dans sa voiture, on nous a confié l’affaire. Elle était la présidente d’une association un peu particulière. Vous allez partir là-bas pour en savoir plus sur la victime. Béatrice vous donnera tous les détails.
Mais avant que l’inspecteur franchisse la porte, il ne peut s’empêcher d’ajouter avec un sourire en coin :
— Ce sont tous des gens au nom bizarre. Ça devrait plutôt vous convenir comme enquête, non ?
De plus en plus rigolard, il ajoute :
— Vous ferez équipe avec Labouze. Si avec ça on n’a pas de résultats !
Puis, en pouffant carrément, il revient à son logiciel récalcitrant.
Pierre Dupetitchemin ne répond pas et se contente de soupirer. Un gros, un énorme soupir qui en dit long sur sa fatigue et son exaspération. Évidemment pense-t-il, tout le monde ne peut pas s’appeler Martin. Non, c’est vrai, tout le monde ne peut pas s’appeler Martin, mais avec un nom comme le sien, ses parents auraient tout de même pu se dispenser de le prénommer Pierre. Ils auraient pu choisir n’importe quoi, Arsène, Onésime, Eusèbe ou Tartempion mais pas Pierre, bon Dieu, pas Pierre. Quand il leur en avait fait le reproche, sa mère avait répondu d’un air candide qu’elle n’avait jamais pensé faire un jeu de mots, que ce prénom lui plaisait depuis toujours, bien avant de rencontrer son mari, et son père avait surenchéri. Alors il avait laissé tomber.
Sur la porte du local où il se prépare à frapper se trouve une plaque : Association P4C. Non, ce n’est pas une formule de chimie ou un nouveau parti politique. Dupetitchemin s’est renseigné. Il s’agit de l’association des Porteurs de Prénoms et Patronymes de Personnages Célèbres. Jeanne Darc en était la présidente, et le policier est curieux de rencontrer les autres membres de ce drôle de club.
Quatre personnes sont réunies à l’intérieur du local. L’homme qui s’est levé le premier fait les présentations :
— Charlotte Corday, la secrétaire, Charles Martel, un membre du bureau, Alexandre Legrand, vice-président, et moi-même Charles Martel, trésorier.
— Deux Charles Martel ?
— Oui, Martel est un nom assez répandu. Entre nous, nous nous appelons Charles 1 et Charles 2. Il y en a un autre qui est juste adhérent, Charles 3.
— Et qui a l’honneur du 1 ?
— C’est moi, dit le trésorier. J’ai fondé l’association avec Jeanne, Charlotte et Alexandre. Charles 2 est arrivé plus tard. Charlotte est la seule salariée, elle travaille à temps plein et s’occupe de l’administratif.
— Tous les membres du bureau sont là ?
— Non, il manque Louis Seize, Hélène De-Troie, et Georges Sand. C’est un homme.
— ???
— Notre Georges Sand à nous, c’est un homme.
— Ahhh ! répond le policier qui a un peu de mal à suivre.
Il prend des notes à l’ancienne, sur un carnet noir fermé par un élastique.
— Qui a eu l’idée ? demande-t-il.
— Jeanne et moi, nous nous sommes connus sur Internet. Elle était excédée par les moqueries à cause de son nom et cherchait des personnes confrontées au même problème qu’elle. Rapidement, Charlotte et Alexandre nous ont rejoints et nous avons décidé de fonder l’association. À partir de là, dès que nous l’avons publiée sur les réseaux sociaux, les candidatures ont commencé à affluer. Il nous a fallu définir des règles. Le nom et le prénom devaient correspondre au personnage historique. Si l’orthographe n’était pas tout à fait la même, nous devions en débattre entre nous pour savoir si le postulant était accepté.
— Vous en avez rejeté beaucoup ?
— Oh oui ! Il y a des gens qui proposent n’importe quoi. De vagues similitudes, ça ne pouvait pas passer.
— Quelquefois, c’était mieux que de vagues similitudes, précise Charlotte. Jacques Jules Bonnot, par exemple. Mais Jacques était le premier prénom. Et je ne parle pas de Pierre Cauchon !
— Voyons, dit Dupetitchemin, racontez-moi ça.
— Eh bien, quand Pierre Cauchon a présenté sa candidature, nous étions tous d’accord pour l’accepter. Tous, sauf Jeanne qui a vigoureusement refusé. Nous lui avons demandé pourquoi puisque le nom et le prénom correspondaient exactement. Elle a répondu qu’il n’était pas question qu’elle accepte SON bourreau dans SON association. « N’exagère pas a dit Alexandre, tu n’es pas la VRAIE Jeanne d’Arc. Tu ne l’écris même pas pareil. Finalement, Pierre Cauchon est plus légitime que toi. » Alors, elle a explosé : « Pas légitime, moi, pas légitime ? Depuis que je suis petite j’ai dû supporter les moqueries sans arrêt. À l’école, les autres passaient leur temps à me demander si j’entendais des voix, à dire systématiquement quand j’arrivais que ça sentait le brûlé. En troisième, il y a même un crétin qui a mis le feu à ma queue-de-cheval pendant la classe. Je m’en suis bien tirée, juste quelques cheveux roussis et l’abruti a été mis à la porte du collège, mais toute la classe était écroulée de rire, et l’histoire a alimenté les conversations jusqu’à la fin de l’année. Au lycée, ça a continué, mais en plus on m’appelait la Pucelle et tous les jours il y avait quelqu’un pour venir me demander si c’était vrai. Une fois, on m’a refilé une chaise qui grinçait : hilarité générale et pendant des semaines on m’a conseillé de ne pas oublier d’huiler mon armure… et j’en passe. Au travail, au début, c’était pas mieux. Je ne pouvais pas entrer dans un bureau sans que quelqu’un fasse remarquer que ça sentait le brûlé, comme au collège. Aucune évolution depuis l’âge bête ! Je ne pouvais pas dire que j’avais chaud, on me répondait d’un air apitoyé que c’était normal. Etc. Alors j’ai travaillé comme une forcenée, j’ai passé et réussi tous les concours, j’ai postulé à toutes les promotions et maintenant je suis leur chef et je les mène à la baguette, les petits cadres comme les simples salariés. Y en a pas un qui moufte ! Ainsi, je ne subis plus de remarques idiotes. Je sais qu’ils ne m’aiment pas, qu’ils me trouvent trop dure mais je m’en fiche. Au moins je n’ai plus à supporter leurs réflexions débiles, et tant pis pour ceux qui ne sont pas contents. » Jeanne nous avait sorti tout ça d’une seule traite, nous n’en revenions pas de la voir aussi énervée. Puis elle s’est mise à hurler : « Alors ne venez pas me dire que je ne suis pas légitime ! » Personne n’avait plus rien dit et Pierre Cauchon n’a pas été accepté.
L’inspecteur a écouté Charlotte sans l’interrompre. Il réfléchit. Ainsi, Jeanne Darc n’était pas une femme commode. Elle a dû se faire des ennemis, au travail et dans l’association. Combien parmi les rejetés avaient une dent contre elle ? Il se tourne vers son collègue Labouze.
— Il va falloir se faire donner la liste de tous ceux qui ont été refusés et les interroger un par un.
Labouze lève les yeux au ciel.
— Mais il y en a des centaines ! dit la secrétaire.
— Nous interrogerons d’abord ceux dont le nom est le plus proche du personnage historique et qui pourraient estimer qu’on a été injuste envers eux. Pour les autres, nous verrons plus tard… si nous avons le temps. Parce qu’il va aussi falloir interroger tous ses collègues de travail.
Labouze lève à nouveau les yeux au ciel.
— Pfff ! On n’a pas fini !
Le directeur d’enquête Dupetitchemin hausse les épaules.
— Tu veux attendre les résultats de la police scientifique ? Je te rappelle que tout ou presque a brûlé. On risque de ne pas avoir beaucoup d’indices.
— Ce n’est pas possible, dit Charlotte Corday, je n’ai pas gardé les noms de ceux qui n’ont pas été retenus.
— Vous m’avez parlé d’un certain Pierre Cauchon tout à l’heure.
— Oui, lui, je m’en souviens à cause de la scène que Jeanne nous a faite, mais les autres…
— Eh bien, cherchez dans vos mails, vous n’avez sans doute pas tout effacé, il doit rester des messages quand même, des demandes, et vos réponses.
— Vous savez, au début, je répondais systématiquement mais, assez vite, il y en a eu tellement que j’ai renoncé à répondre aux plus farfelus, je n’ai plus répondu qu’à ceux qui étaient les plus plausibles.
— Nous perdons du temps, Madame, regardez vos messages.
— Ah oui, là, il y a un certain Léon Napo qui m’a relancée plusieurs fois, et qui a aussi téléphoné en insistant. J’ai refusé directement, sans même consulter les autres. Et puis Antoinette Marie, que j’ai refusée aussi.
— Tu as refusé Marie-Antoinette ? s’étonne Alexandre Legrand, tu aurais pu nous en parler.
— Non, pas Marie-Antoinette, elle s’appelle Antoinette de son prénom et Marie de son nom de famille.
— Quand même, insiste Alexandre, tu aurais pu nous consulter.
— Mais on ne peut pas discuter de toutes les demandes que je reçois, la journée n’y suffirait pas ! je l’ai dit à l’inspecteur, il y en a eu des centaines et des centaines depuis la création de l’association. Et je l’avais signalée à Jeanne qui était d’accord pour ne pas l’accepter…
— Bon, les coupe le lieutenant, donnez-moi déjà les coordonnées de ces deux-là et continuez à chercher dans vos messages. Et vous m’envoyez les noms et les adresses de tous ceux que vous retrouvez.
Puis il entraîne Labouze :
— Allez, viens, nous avons du travail.
— Drôles de gens quand même, grogne Labouze.
Pierre Dupetitchemin hausse les épaules sans répondre.
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