Extrait du récit d’Arkan Simaan
Chapitre 1 - Le Liban des origines
Mes deux parents sont des Libanais de confession presbytérienne. Ma mère, Loulou Khalil Fakhouri, née à Miniara en septembre 1923, est issue d’une famille de paysans pauvres. Elle a cinq frères et sœurs, dont la plupart a rejoint le Nouveau Monde. Mon père, Youssef Samuel Simaan, naît en octobre 1917 à Tripoli. Son père, peintre en bâtiment, n’a eu qu’un garçon et une fille. Sa mère, comme toutes les femmes de son temps, a passé sa vie à s’occuper des affaires domestiques.
Youssef vient au monde à la maison par les soins des femmes de la famille. L’accouchement se passe mal, il va en garder une hémiplégie du côté gauche, caractérisée par une main toujours pliée au repos et par un pied qui ne se soulève pas suffisamment. Cela lui donne une démarche légèrement bancale, il pose le pied fort par terre et traîne l’autre, dans un bruit de frottement de ferraille. En effet, dès qu’il achète une nouvelle paire de chaussures, il commande au cordonnier de clouer une pièce métallique sous la semelle gauche pour éviter son usure précoce.
Youssef et Loulou se marient en 1941. Ma mère avait seulement appris à lire et à compter, alors que mon père, qui avait fini ses études secondaires, enseigne à l’école américaine des garçons de Tripoli.
Je ne possède presque aucun récit familial sur cette époque. J’éprouve un sentiment de culpabilité maintenant que je recherche autour de moi les personnes âgées de la famille. J’ai l’impression qu’elles sont mortes trop tôt, ou, plus grave, que c’est moi qui me suis réveillé trop tard. Je dispose cependant d’un court exposé d’un cousin, Hanna Nahous, qui habitait à Trinidad et Tobago. Je ne jurerais pas qu’il s’agit de vérité pure. Lors de ce témoignage, c’était un homme physiquement diminué, de 98 ans, qui ne quittait presque plus le lit mais était encore lucide. Je sais que je sollicitais sa mémoire sur des événements datant de huit décennies. Je sais qu’il risquait d’oublier des faits et même de les déformer. Mais c’est l’unique témoin de la jeunesse de mes parents. N’ayant donc que cette version, je n’ai d’autre choix que de l’accepter.
Lors du mariage de mes parents, la Seconde Guerre mondiale bat son plein en Europe. Sans tarder, elle arrive au Levant. En effet, la Syrie et le Liban sont alors sous mandat français, donc sous le gouvernement de Pétain, qui collabore avec l’Allemagne. Voilà pourquoi l’armée britannique, appuyée par celle de la France libre, se charge de déloger les autorités pétainistes. Leur victoire est rapide, et ce succès est une aubaine pour Youssef qui devient traducteur interprète des officiers anglais au Liban. Il est chargé aussi de la supervision des travaux de la route Tripoli-Medjalaya (district de Zghorta).
Mandat français sur la Syrie et le Liban (1920-1946)
L’Empire ottoman ayant été défait lors de la Première Guerre mondiale (1914-1918), ses possessions arabes furent partagées. Le 25 avril 1920, la Société des Nations attribua à la France un mandat sur la Syrie (le Liban y étant inclus) et un autre au Royaume-Uni sur les actuels Irak, Jordanie, Cisjordanie, Gaza et Israël. Il ne s’agissait pas de diviser la région en colonies, mais de la placer sous mandat afin de la conduire « à l’auto détermination politique, c’est-à-dire à l’indépendance, dans les plus brefs délais et de protéger son intégralité territoriale ».
En 1940, à la suite de l’occupation nazie de Paris, le maréchal Philippe Pétain qui devint chef de l’État français ouvrit une période de collaboration avec l’Allemagne. La Syrie et le Liban, sous mandat français, devinrent donc des nations ennemies des Anglais. Présents en Irak et en Palestine, ceux-ci s’allièrent à la France libre de de Gaulle pour les en chasser. Leur victoire fut d’autant plus rapide que le général Georges Catroux, représentant de de Gaulle, avait obtenu l’adhésion des Syriens en leur promettant une indépendance rapide. Mais ce dernier envisageait en fait de créer deux États, en séparant du reste de la Syrie le Liban, où la forte concentration de chrétiens permettait d’envisager la pérennisation de l’influence française.
Ainsi, la naissance du Liban indépendant en 1943 fut-elle vécue comme une trahison par les Syriens qui se révoltèrent en 1945. Après une brutale répression, les troupes françaises furent finalement contraintes de quitter la région en 1946 sous la pression anglaise, laissant derrière elles deux États indépendants, la Syrie à côté d’un Liban multiconfessionnel dirigé par les chrétiens.
La guerre finie, les troupes britanniques se retirent et Youssef se retrouve au chômage. Il a désormais en charge une épouse et deux enfants en bas âge, ma sœur Jinan, née en décembre 1942, et moi en janvier 1945. Ses économies lui permettent d’acheter un taxi d’occasion pour faire quotidiennement l’aller-retour de Miniara à Beyrouth, en passant par Tripoli.
C’est alors que survient un fait curieux, inexplicable : en 1946, il franchit la frontière libanaise tracée par les Français trois ans auparavant pour aller enregistrer sa famille comme native de la ville syrienne de Safita. Il accepte de payer une somme abusive à l’officier d’état civil chargé de ce faux en écriture. En l’espace d’une minute, aussi bien lui que ma sœur et moi-même, tous les trois nés à Tripoli, et ma mère, née à Miniara, devenons syriens. Non seulement c’est incompréhensible, mais cela crée une situation ubuesque : du jour au lendemain, nous nous transformons en étrangers dans notre propre nation ! D’ailleurs, j’en parlerai plus tard, ce sera désormais une fatalité ; partout où j’ai vécu, je serai « étranger » : au Brésil, j’étais « turco », en France, « brésilien », en Algérie « français ». Y a-t-il quelqu’un pour deviner l’épithète dont on m’affublerait si je devais retourner vivre au Liban ? Ou en Syrie ?
Cela peut sembler bizarre, mais je n’ai jamais demandé à mon père le pourquoi d’une telle démarche ; je n’ai jamais eu, ni recherché la moindre conversation avec lui à ce sujet. Pourtant, les occasions n’ont pas manqué et je suis sûr qu’il aurait été ravi d’en parler. Il est vrai que depuis 1962 nous ne vivions plus dans le même État, lui à Goiás, moi à São Paulo, et depuis 1970, je résidais en France. Mais je revenais parfois le voir au Brésil. Pour de courts séjours, certes, mais rien ne m’empêchait de trouver un moment pour le questionner. Je n’y ai tout simplement jamais songé. Comment ai-je pu montrer, à l’égard d’un événement qui a marqué ma vie, un tel manque de curiosité ? Je me suis toujours considéré comme citoyen du monde. C’est peut-être là l’explication : être de partout et de nulle part m’a toujours été très confortable.
Pendant mon enfance, j’ai entendu une fois mon père évoquer brièvement cet épisode. Si je me rappelle bien, il travaillait pour une société syrienne et craignait de perdre son emploi au cas où il manifesterait de la sympathie pour l’existence du Liban, pays artificiel qui venait d’être créé par la France en 1943. Cependant, mon cousin Hanna ne confirme pas cette version. Pire, il la nie. D’après lui, mon père n’a jamais été salarié, sauf comme professeur ou, pendant une courte période, par l’armée anglaise. Sinon, il gagnait sa vie avec son taxi.
Selon moi, l’hypothèse la plus plausible pour ce geste est son attachement aux idées nationalistes qui étaient répandues dans la région. Sans qu’il adhère formellement à aucune formation politique, il est fort probable qu’il ait été influencé par la très active agitation nationaliste et anticolonialiste dirigée contre les Français. Ceux-ci sont alors loin d’imaginer les rancœurs accumulées, notamment en Syrie, durant les vingt-six années de leur mandat. Au Liban, mosaïque de minorités religieuses attachées à leurs traditions, l’hostilité est réelle, bien que moins visible. Une partie significative de la population récuse la politique française qui consiste à morceler la région sur des bases ethniques et religieuses – fondement sur lequel repose la création d’un Liban séparé de la Syrie. Le général Georges Catroux, délégué de la France libre au Levant, promet déjà en 1941, lors de l’éviction des forces de Vichy, la création de deux États « souverains et indépendants » en Syrie et au Liban. Cette déclaration est relayée par le patriarche maronite Antoine Arida : il surenchérit en exigeant une indépendance « effective » du Grand-Liban, sous le pouvoir réel des Libanais. Dès lors, les nationalistes arabes, tant à Damas qu’à Beyrouth, sont vent debout : ils voient ce projet comme une menace à l’unité de ces territoires qui faisaient autrefois partie de la Grande Syrie dans l’Empire ottoman.
Le 19 mai 1945, onze jours après la capitulation de l’Allemagne, de violentes échauffourées anti-françaises éclatent à Damas, le lendemain à Alep, à Hama et à Homs… La réponse de Paris est brutale : ses troupes bombardent Damas le 29 mai, causant quatre cents morts. Churchill menace d’intervenir, contraignant la France à cesser la répression.
Le 17 avril 1946, les derniers soldats français quittent la Syrie et le Liban, marquant ainsi le triomphe du nationalisme. C’est dans cette ambiance d’euphorie nationaliste pro-syrienne que mon père a changé nos nationalités.
Chapitre 2 - Immigration au Brésil
Le vieux taxi qui ne rapporte pas beaucoup tombe souvent en panne, entraînant des dépenses imprévues et excessives. Lorsque les horizons dans votre pays se rétrécissent, que vous craignez de ne plus pouvoir gagner votre vie et nourrir votre famille, vous êtes pris de l’envie de partir vers d’autres cieux.
Or, dans chaque bourgade du Levant, dans chaque maison, il se raconte sous une infinité de variantes la fable du villageois qui embarque pour le Nouveau Monde avec deux sous en poche et acquiert une immense fortune. On a beau expliquer qu’il s’agit là de cas d’espèce, que la majorité des migrants ne mangent que le pain que le diable a amassé, ceci n’a aucun effet sur cette mythologie, entretenue sciemment par ceux qui reviennent voir la famille. Ils aident abondamment les vieux parents, font construire des demeures luxueuses, dépensent sans compter. Tout cela pour exhiber une réussite éclatante et susciter la jalousie. Ils perçoivent certainement le regard d’envie porté sur eux par ceux qui sont restés au pays. Ils se savent scrutés, surveillés, jaugés, mais ils s’en moquent. D’un autre côté, les locaux feignent d’ignorer que seuls les plus riches peuvent plastronner ainsi ; peut-être ignorent-ils que ceux qui n’ont pas réussi, par orgueil, n’osent pas se présenter, que leur amour-propre les empêche de retourner chez eux tant qu’ils n’ont pas fait leurs preuves, qu’ils préfèrent mille fois être ensevelis anonymes en terre étrangère plutôt que de s’avouer vaincus dans les lieux de leur enfance.
Au moment de prendre la décision finale de partir, Youssef hésite. Un peu comme les autres Libanais qui ont pourtant toujours été de grands migrants. Tous les êtres humains ressentent le besoin d’être auprès des leurs, de ceux qui partagent leurs joies dans les moments de bonheur, de ceux qui les consolent quand ils sont tristes. Voici pourquoi Youssef temporise : il s’agit d’aller loin, dans le Nouveau Monde, de changer de vie, de langue, de culture, de mœurs, bref, d’entreprendre une aventure risquée. C’est d’autant plus vrai que dans les rues on rencontre des voix amies qui culpabilisent ainsi les partants :
— Si le pays est tombé si bas, c’est que ses meilleurs enfants, les plus entreprenants, les mieux formés partent.
Bien entendu, cet ami attribue au prétendant migrant toutes ces qualités.
Youssef se demande surtout s’il a le droit de gâcher sa vie et de faire courir un risque excessif à sa famille ; s’il est plus raisonnable de rester au pays, ou bien de le quitter. C’est un dilemme auquel est forcément confronté celui qui pense à partir. Moi-même je devrai le résoudre un quart de siècle plus tard, dans des circonstances différentes, autrement plus périlleuses : j’étais alors un réfugié politique à la recherche d’asile. Quoi qu’il en soit, quand on émigre, c’est toujours avec un remords que seul le temps permet d’effacer.
Les scrupules de Youssef et toutes ses craintes cèdent à l’arrivée d’une lettre de Latif Fakhouri, son beau-frère installé à São Paulo. Depuis plusieurs années, ce dernier vend des coupons de tissus dans une boutique située sur une importante artère commerçante de la ville, rue qui sera bien plus tard surnommée « Canal de Suez » lors de la guerre des Six Jours en 1967, en raison de l’importante concentration d’Arabes. Latif, qui avait déjà accueilli son frère cadet, Miled, de deux ans plus jeune que ma mère, écrit à Youssef :
« Que Dieu te préserve, mon beau-frère. Dis à ma sœur que Miled et moi-même avons hâte de la serrer dans nos bras. Venez ! Nous serons au port pour vous embrasser tous ! J’espère que ce jour béni arrivera vite. Je peux te promettre, mon bien-aimé beau-frère, qu’avec l’aide du Très-Haut, tes soucis financiers seront bientôt finis. Ici le succès est assuré, tu deviendras riche, tu ne sauras pas comment dépenser ton argent. »
Cette lettre est décisive pour Youssef. Non seulement son épouse sera rassurée en trouvant sur place deux de ses frères, mais en outre sa famille jouira d’un accueil, d’une aide pour s’installer et commencer une nouvelle vie. De plus, il rêve de donner à ses enfants un destin meilleur que le sien par le biais d’un excellent enseignement supérieur, pour qu’ils construisent leur propre avenir. À plusieurs reprises, déjà au Brésil, lorsque nous étions enfants, notre mère nous disait que notre véritable héritage serait notre formation. Peut-être traumatisée par la guerre, elle avait l’habitude d’ajouter : si vous devez un jour fuir, vous pourrez emporter vos diplômes, jamais vos terres ni vos maisons.
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